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Un passant

Un passant

Il ne cherchait sans doute rien de spécial, ce jour-là . Des quelques rares personnes qui le connaissaient et que j’ai pu approcher, aucun ne lui connaissait de goà »t pour quelque collection que ce soit. Il traversait, chaque samedi matin, le marché aux puces qui se tient sur le mail, près du palais de Justice. Mais ce n’était là qu’un prétexte de ballade, à ce que j’ai compris. Ce type-là adorait marcher. Pas randonner. Jamais lui serait venue l’idée de parcourir la campagne. C’était pas à§a, son truc. Mais arpenter la ville, m’a dit un de ses voisins. Quand je l’ai croisé au vide-grenier, j’ai eu la vague impression que son visage m’était familier. Je m’en suis màªme fait la réflexion, sur le coup. Mais sans plus. Ce n’est qu’ensuite, en fin de matinée, que j’ai été certain de l’avoir déjà rencontré. Que j’ai enfin réussi à l’associer à un lieu. Le quartier de la cathédrale. C’était là que je l’avais déjà vu. Assez souvent, en fait. Quand je vais acheter la presse au Lutétia, le samedi matin. Sur les coups de huit heures, huit heures et demi. Je travaille pas le samedi. En général, je bois un café. Pas au comptoir. Au comptoir, il y a toujours quelqu’un pour vous parler. Et je n’ai jamais trouvé grand intéràªt aux conversations des buveurs. Non, je me place près de la grande baie vitrée. De là , j’embrasse la rue Jeanne d’Arc, le parvis de la cathédrale. Il y a toujours de quoi regarder derrière la vitre d’un bar. à€ chacun ses menus plaisirs. Ce qu’il cherchait, lui, dans ses ballades, personne n’a trop su me dire. Une faà§on de tromper sa solitude, sans doute. Aller se màªler au flux des passants. Histoire de ne pas rester chez soi entre quatre murs, tout écrasé de silence. à€ chacun sa faà§on de résister. De s’adapter au seul. Un grand nerveux, d’après un de ses collègues de travail. Il était employé dans une boîte d’informatique. Toutes les heures, il fallait qu’il fasse une pause cigarette. Rien d’un tire au flanc, mais en manque. C’est vrai, quand j’y repense. Toujours la clope au bec quand il traversait le parvis. Et toujours le pas rapide, aussi. à€ grandes enjambées, qu’il marchait. De là , devait longer la Loire, un peu. Sept huit cent mètres sur les quais. Ensuite, remonter sur le mail par la rue Serpente. Son tour, quoi. Et régulier comme une horloge. Un des brocanteurs du mail qui me le faisait remarquer. La « grande tige », il l’appelait. Il savait que c’était l’heure du casse-croà »te quand il apercevait la « grande tige »... C’est vrai qu’il était grand, ce gars-là . Plus d’un quatre-vingt. Les épaules toujours un peu voà »tées. Une drà´le d’allure, à§a lui faisait. à€ marcher vite comme à§a, les mains dans les poches de son manteau. Toujours le màªme, une espèce de duffle coat gris. à‡a aussi qui lui donnait l’air triste. Et qui faisait qu’on le remarquait. De marcher si vite, la clope au bec. Et cette impression qu’il donnait de regarder nulle part et partout à la fois. Comme s ?il avait perdu quelque chose. Ou qu’il cherchait quelqu’un. Troublant, à sa faà§on. Il avait son duffle coat, le jour où c’est arrivé. Aux premiers beaux jours d’avril, c’était. Il faisait pas encore bien chaud, le matin. N’empàªche, c’est vrai que s’il avait été habillé autrement. Enfin, avec des si... Moi, au vide-grenier, j’y étais allé pour me trouver des tasses à café. Histoire de compléter le service que j’ai hérité de ma mère. Des belles petites tasses, mais sacrément fragiles. Les anses, surtout. Souvent que j’en casse en faisant la vaisselle. J’ai bien essayé d’en recoller, mais c’est rare que le résultat soit vraiment satisfaisant. Souvent il manque un petit morceau. Màªme un truc de rien. Mais seulement pour rabouter, y a pas moyen ! Ou alors c’est la colle qui fait de vilaines traces. Qui finit par jaunir. Jamais très satisfaisant ces bricolages de misère ! Je furetais au hasard. Sans trop me faire d’illusions. Un coup de chance de retrouver de la vaisselle identique. De se retrouver devant le màªme service, comme resurgi du passé. Que je trouve ou pas ce que je cherche, j’aime bien de toute faà§on. Flà¢ner parmi tous ces étalages d’objets. Du grand bordel ! Et puis, il y a des trucs, faut voir. à€ se demander qui peut bien en vouloir. Des saloperies en plastique, tout un tas de babioles. Mais les gens aiment bien. C’est pas cher. Faut voir tout ce que tu peux ramener avec seulement des pièces au fond de la poche ! Et puis c’est marrant, cette espèce de traversée du passé. Les 45 tours, par exemple, j’aime bien les regarder. J’en achète jamais, j’ai plus de platine. Enfin, j’en ai une, mais dans quel état elle doit àªtre ! Plus de quinze ans qu’elle est à la cave désormais. Et mes vinyles avec. Je voudrais les réécouter, mes vieux albums, je suis pas sà »r que à§a marcherait trop bien. Tout a un temps, comme on dit. N’empàªche, je les regarde, les 45 tours. Je repense aux boums du mercredi qu’on faisait dans les garages, avec les copains. Nous aussi, on écrivait notre nom sur les pochettes, qu’on nous les pique pas les disques. Je lis les noms et les prénoms d’inconnus. Mais qui ont dansé sur les màªmes musiques que moi. Y a plus de trente ans, tout à§a ! Je sais pas si à§a lui faisait le màªme effet, au gars. Sans doute. Y a pas de raisons, après tout. Quand je l’ai croisé la première fois, au vide-grenier, c’était à hauteur de la Poste. Il avait rien acheté encore. Apparemment, c’était pas son truc, les vieilleries. Tous les brocs du mail ont été unanimes, quand je leur ai demandé. C’était extràªmement rare qu’il achète quelque chose. Un promeneur, comme ils disent. D’abord, il marchait trop vite pour vraiment regarder. Un homme qui vivait avec son temps, m’ont dit ses collègues de travail. Toujours à guetter les dernières nouveautés technologiques. Et en informatique, c’est pas ce qui manque, j’ai l’impression ! Moi, ce jour-là , j’ai rien trouvé comme tasses. Màªme pas des qui ressemblaient. Il y avait rien de bien terrible, d’exposé. Des fringues de gosses. Des montagnes de jouets à moitié pétés. J’ai été étonné de voir le gars en train de discuter avec un gosse. Je voyais pas ce qui pouvait l’intéresser dans l’étalage. à€ moins que ce soit pour un cadeau à un gamin de son entourage. Rien que des DVD de dessins animés et tout un tas de jouets, ils avaient. Et puis des bouquins comme lisent les gosses. Des albums, on appelle à§a aussi. Quand je suis passé à sa hauteur, je l’ai vu penché sur un de ces gros bouquins aux pages cartonnées. Il en reniflait l’odeur. Le mà´me en face attendait pour lui rendre sa monnaie. Peut-àªtre que à§a lui rappelait quelque chose au gars, cette odeur qu’ils ont les vieux bouquins. Il en avait màªme fermé les yeux. Comme quand on essaie d’aller chercher au fond, tout au fond. Qu’on sent qu’il y a un truc qui ne demande qu’à remonter à la surface, sans qu’on sache trop quoi. Proust, il raconte à§a mieux ! Enfin, d’après ce qu’on m’en a dit. Avec sa madeleine et tout à§a. Màªme que le gamin commenà§ait à s’impatienter. Il faisait sauter ses pièces de monnaie dans le creux de sa paume, l’air de dire c’est quand tu veux, le vieux ! Le titre du bouquin que le gars avait dans les mains, j’ai pas réussi à le lire. Je regrette. Peut-àªtre que à§a m’aurait aidé à piger ce qui s’est passé, ensuite. Le gamin, j’ai réussi à le retrouver. J’ai pensé qu’ils avaient les adresses à la mairie, de tous ceux qui exposaient. Et comme pendant plusieurs jours, les numéros des emplacements étaient restés marqués au sol. à‡’a pas été compliqué de les retrouver, lui et ses parents. Seulement, impossible qu’ils se souviennent de la référence exacte du bouquin. Tout ce que le père a été capable de m’expliquer, c’est que c’était un livre qui avait appartenu à son frère aîné. Qu’il l’avait récupéré à la mort de ses parents, parmi tout un tas de trucs dans les cartons qu’ils gardaient au sous-sol. Le gamin se souvenait avoir marchandé avec le gars. Son père lui avait dit d’en demander plus que pour les autres ouvrages, à cause de l’ancienneté de celui-là . Les gens, ils sont comme à§a. Dès que c’est vieux, ils croient que à§a a plus de valeur. Un drà´le de raisonnement, quand on y pense. Vu que à§a fait quand màªme plusieurs générations maintenant qu’on achète des trucs fabriqués en série ! Enfin, faut pas trop chercher à comprendre. Le gars, après, je l’ai aperà§u à la terrasse du Lutétia. En train de bouquiner le livre qu’il venait d’acheter. Il avait commandé un verre de blanc. Il s’était allumé une cigarette. Je me suis dit qu’il devait àªtre bien, là , à siroter son verre de vin au soleil. Il souriait. Quand je suis passé à cà´té, je me souviens avoir aperà§u qu’il y avait des illustrations sur une page, et du texte sur la page d’en face. Un gamin avec un ballon rouge qu’il tenait par une ficelle. Dans une espèce de jardin public avec un bassin. J’ai toujours été curieux. Je peux pas m’empàªcher. En màªme temps, je me dis que si j’avais été un petit peu plus curieux, ce jour-là , ce qui s’est passé serait peut-àªtre pas arrivé. Je me trompe peut-àªtre, mais c’est l’impression que j’ai. Si je m’étais arràªté... que je lui avais parlé... Mais pour lui dire quoi ? à€ ce moment-là , je pouvais pas savoir ! Avec des si... Je l’ai recroisé ensuite, mais l’après-midi. Sur les quais. Toujours avec son duffle coat gris, la clope au bec. La màªme allure que d’habitude. Sauf sa démarche. Lui qui d’ordinaire fonà§ait droit devant lui semblait comme zigzaguer. S’approchait du bord du fleuve. Le fixait un moment. Puis s’éloignait. Je m’étais assis sur un banc. Histoire de souffler un peu. Et de regarder les gens passer ! Et puis, à§a me détend, de regarder couler le fleuve. Un temps, je me suis dit, à observer son manège, que le gars avait forcé sur le blanc à la terrasse du Lutétia. Quand j’en ai parlé aux rares personnes qu’il fréquentait, tout le monde m’a dit qu’il était très raisonnable de ce cà´té-là . Màªme si on peut longtemps se montrer raisonnable et puis un jour... Mais je crois que c’était plus grave, en fait. D’où j’étais, il m’a donné l’impression de parler tout seul. à€ un moment màªme, je l’ai vu qui s’avanà§ait avec le geste comme pour repousser quelqu’un. Seulement, il y avait personne. Remarquez, à§a serait pas le premier, malheureusement, à devenir dingue de solitude. Les villes en sont pleines de gars en errance. Schizo et compagnie. Plusieurs fois, il a répété le geste. Ce qu’il pouvait dire, j’arrivais pas à le percevoir. J’étais à une bonne centaine de mètres, quand màªme. Et comme la municipalité a toujours pas compris que supprimer la circulation sur les quais les rendrait tellement plus agréables... Mais je suis bien certain d’avoir perà§u quelques éclats de voix. Et il donnait l’impression d’àªtre sacrément énervé d’après sa gestuelle. Là où j’ai commencé à comprendre que à§a n’allait plus du tout, c ?est quand il s’en est pris à la petite vieille. Je l’ai pas vu arriver, celle-là . Une petite vieille toute fluette, habillée faà§on années cinquante. Je me suis dit rencontre au sommet ! Parce qu’elle ne devait pas àªtre bien nette non plus, celle-là , attifée comme elle l’était ! Au début, j’ai cru qu’elle le connaissait. Elle essayait de s’approcher de lui, mais lui se dérobait. Reculait. Ses deux mains tendues vers l’avant. Comme pour la maintenir à l’écart. J’avoue c’était rigolo, sur le coup, de voir la vieille trottiner vers lui. Qui chaque fois s’écartait davantage. Drà´lement patiente, la mamie ! Màªme que à§a a fini par payer autant de persistance. Elle a réussi à àªtre tout près de lui, finalement. Je l’ai màªme vue qui posait la main sur son épaule. Ce qui s’est passé à ce moment-là , j’avoue que j’ai pas bien compris. Qu’elle ait pu le pousser, c’est pas possible. Physiquement, elle pouvait pas avoir la force. Toute légère, elle paraissait. Toute fragile. Peut-àªtre lui qui s’est jeté à l’eau dans son délire. Franchement, il était pas dans son état normal. Màªme ne le connaissant que de vue. Pareil comportement !... Le temps que je m’approche, la petite vieille avait disparu. Comment elle a fait, j’ai pas encore compris. Il faut dire que je courais. Ce qui m’était pas arrivé depuis l’armée ! Et puis, je pensais surtout au gars qui venait de tomber dans le fleuve. Quand je suis arrivé, il s’enfonà§ait dans l’eau à cause de son manteau. Après, je me souviens d’un jeune type qui a plongé. J’ai appris dans les journaux qu’il était pompier volontaire. Ils ont passé aussi un appel à témoin. Ils espéraient que la vieille se manifeste. Pendant quinze jours, ils l’ont passé. Et puis plus rien. Ils ont pas insisté davantage. Le jeune gars, il a eu droit à un article. Il avait fait fait tout ce qu’il avait pu. Courageux ! Mais arrivé trop tard. Il faut dire que màªme si c’était les premiers beaux jours, le fond de l’air était encore frais. Alors dans l’eau... Je suis pas allé témoigner. J’aurais pu, mais à quoi bon ? Et puis, j’ai jamais trop aimé la présence des flics. De tous les uniformes, en fait. Mais à§a, c’est une autre histoire. De toute manière, ils auraient eu quoi à en faire du bouquin cartonné qui dérivait au long du quai ?

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L ?odeur singulière d ?un livre d ?enfance qui induit la répétition de l ?enfance et des imaginations enfantines.
H. P. Lovecraft, The Commonplace Book, note 37.

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