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micro-fictions

fouilles

J’étais venu rendre visite à mon frère qui, chaque été, encadrait des chantiers de fouilles archéologiques ouverts aux amateurs. Cette année-là , c’était dans le Morvan qu’il fouillait le sol. Un site gallo-romain d’après les explications qu’il m’avait données au téléphone, mais que j’avais écoutées d’une oreille très distraite. Je n’avais jamais trop compris cette passion d’exhumer. Déjà que toute l’année il enseignait l’Histoire. Aller en plus y consacrer ses vacances ! C’était toute sa vie qu’il consacrait au passé. Il me faudrait néanmoins me montrer patient. J’avais besoin de sa signature. Il tiendra sans doute à me montrer son chantier. Quelques morceaux de poterie, deux trois pièces de monnaie gauloises... Surtout ne pas le brusquer. Je le connaissais, il serait capable de se braquer. Un sanguin, comme son père. A peine froissé capable d’entrer dans de ces colères. J’avais trop besoin de fric pour prendre le risque de voir la vente encore une fois repoussée. Je lui avais donné rendez-vous au seul hôtel que j’avais trouvé dans le patelin. Lui campait près ses fouilles avec ses Indiana Jones. Hà´tel, bar, restaurant, et même tabac ! Je sirotais un bourgogne en l’attendant. Moins de risque qu’il parte en vrille en public. Notre père aussi était comme à§a. Un ange une fois sorti de chez lui. Le plus doux des hommes. Respecté de tous. La peur du qu’en dira-ton. Ou l’art d’avancer masqué. J’avais préparé mon discours. Il allait falloir jouer serré. Toucher la corde sensible. L’esprit de famille ! Les liens du sang ! Sauver son jeune frère ! Ils m’avaient tous assez bassiné avec ces conneries. Unis comme les cinq doigts de la main. Il n’avait que à§a à la bouche, le paternel. Laver son linge sale en famille ! Cette façon qu’il a eu de nous faire vivre dans le secret. Et ce couillon de frangin qui tremble encore rien qu’à son évocation. Pâle comme un linge dès qu’on lui parle de l’ogre ! Je ruminais tout à§a dans la salle du bistro en l’attendant. J’en étais à mon deuxième blanc quand il est arrivé. J’avais fait gaffe de pas trop picoler. Je voulais surtout pas le froisser. Le sens de la mesure incarné ! Je l’ai trouvé vieilli. Je me suis levé pour aller à sa rencontre. Je me repassais mentalement le discours que j’allais lui tenir. Mes difficultés passagères. Le couteau sous la gorge. Cette maison dont l’état se dégradait. Que à§a n’avait pas de sens une maison qui restait fermée. Déjà dix ans que nos parents étaient disparus. Ni lui ni moi ne souhaitions l’habiter cette baraque. Le notaire. Un acheteur potentiel. On s’est assis l’un en face de l’autre à la table. J’ai remarqué son air outré à la vue de mon verre à moitié vide. Il a commandé un café. On a vaguement parlé de ses fouilles. Mais il n’était pas dupe, l’animal. Il savait pourquoi j’avais fait le déplacement. Pas la première fois que j’essayais de le décider à vendre la baraque. Je lui ai expliqué que cette fois j’étais vraiment dans une situation impossible. Que les banques, on finissait toujours par trouver un moyen de s’arranger. Mais que là , c’était différent. Rien à voir. Les gars à qui je devais un paquet de pognon étaient pas des tendres. Il se contentait d’hocher la tête et de tourner sa cuiller dans sa tasse tout en m’écoutant. Il m’a souri. M’a dit qu’il comprenait. Que ça ne l’étonnait pas. Mais qu’il lui semblait que je n’avais pas compris la situation. J’ai failli exploser. Pas compris ! Il allait pas encore vouloir me faire la leçon, le petit prof ! On le savait assez que, lui, il avait fait des études... Mais je l’ai laissé continuer. Comme d’habitude, il s’est mis à parler du passé. Son truc à lui ! Nos parents, les années qu’on avait vécues dans la maison. Notre responsabilité vis-à -vis des disparus, de leur mémoire... Qu’on ne pouvait pas vendre un bien familial au premier venu... J’allais l’interrompre, excédé, quand il m’a agrippé le poignet. J’ai aussitôt tenté de me dégager mais en vain. Je ne lui aurais jamais imaginé une telle poigne. Il s’était penché à quelques centimètres de mon visage, ses yeux plantés dans les miens. Il ressemblait terriblement à notre père à ce moment-là . Pas dans les traits, mais dans l’expression. Et ce regard de coléreux tout près de péter un câble... Il a attendu quelques instants avant de chuchoter, sûr de son effet : « Imagine que ton acheteur ait la mauvaise idée de vouloir creuser la cave, ou de refaire la terrasse... »

la vidéo du texte en train de s’écrire, comme ici

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