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l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée

Mon enfance fait partie de ces choses dont je sais que je ne sais pas grand-chose. Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j’ai grandi, elle m’a appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu’elle ne m’appartient plus. J’ai longtemps cherché à détourner ou à masquer ces évidences, m’enfermant dans le statut inoffensif de l’orphelin, de l’inengendré, du fils de personne. Mais l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’or, mais peut-àªtre horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma vie pourront trouver leur sens. Màªme si je n’ai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je n’ai pas d’autre choix que d’évoquer ce que trop longtemps j’ai nommé l’irrévocable ; ce qui fut, ce qui s’arràªta, ce qui fut clà´turé : ce qui fut, sans doute, pour aujourd’hui ne plus àªtre, mais ce qui fut aussi pour que je sois encore.
(...)
Je dispose d’autres renseignements concernant mes parents ; je sais qu’ils ne me seront d’aucun secours pour dire ce que je voudrais en dire.
(...)
Ce n’est pas, comme je l’ai longtemps avancé, l’effet d’une alternative sans fin entre la sincérité d’une parole à trouver et l’artifice d’une écriture exclusivement préoccupée à dresser ses remparts : c’est lié à la chose écrite elle-màªme, au projet de l’écriture comme au projet du souvenir.
Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes.
C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs que laissent apparaître l’intervalle entre ces lignes : j’aurai beau traquer mes lapsus (par exemple j’avais écrit « commis » au lieu de « j’ai fait », à propos des fautes de transcription dans le nom de ma mère), ou ràªvasser pendant deux heures sur la longueur de la capote de mon père, ou chercher dans mes phrases, pour évidemment les trouver aussità´t, les résonances mignonnes de l ?œdipe ou de la castration, je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement màªme, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de mon silence te de leur silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.
Perec, W ou le souvenir d’enfance

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