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traversée Balzac

Mémoires de deux jeunes mariées

Où Balzac écrit un roman épistolaire (ce qui n’empàªche pas de citer d’autres lettres et billets, et màªme des sonnets).

Où la cheminée se fait indice d’un temps révolu :
La cheminée est traitée fort curieusement. On voit que dans le siècle dernier on vivait beaucoup au coin du feu. Là se passaient de grands événements : le foyer de cuivre doré est une merveille de sculpture, le chambranle est d’un fini précieux, la pelle et les pincettes sont délicieusement travaillées, le soufflet est un bijou.

Où revient le thème de l’éducation des filles et donc le personnage de la mère :
De marche en marche je m’étais demandé comment serait pour moi cette femme, qui a été si peu mère que je n’ai reà§u d’elle en huit ans que les deux lettres que tu connais.

Pour remédier à l’absence d’éducation, la lecture :
Je suis d’une ignorance crasse, et je lis beaucoup, mais je lis indistinctement. Un livre me conduit à un autre. Je trouve les titres de plusieurs ouvrages sur la couverture de celui que j’ai ; mais personne ne peut me guider, en sorte que j’en rencontre de fort ennuyeux.

Où le nom se fait paravent :
Combien de pensées singulières m’ont assaillie en voyant clairement que ces deux àªtres, également nobles, riches, supérieurs, ne vivent point ensemble, n’ont rien de commun que le nom, et se maintiennent unis aux yeux du monde.
Encore et toujours le nom comme ressort narratif :
Recommande à Urraca de ne pas me nommer autrement que monsieur Hénarez.
Mon père prétend qu’il y a beaucoup du grand seigneur chez le sieur Hénarez, qu’il nomme entre nous Don Henarez par plaisanterie. Quand je me suis permis de l’appeler ainsi, il y a quelques jours, cet homme a relevé sur moi ses yeux, qu’il tient ordinairement baissés, et m’a lancé deux éclairs qui m’ont interdite
Hénarez est le nom maure de la famille de Soria, qui sont, disent-ils, des Abencerrages convertis au christianisme.
J’ai sa carte : F., baron de Macumer
Je me nomme déjà Louise de Macumer, mais je quitte Paris dans quelques heures en Louise de Chaulieu. De quelque faà§on que je me nomme, il n’y aura jamais pour toi que Louise.
Son nom commenà§ait cependant à percer quand je l’ai rencontré chez la marquise d’Espard. (à propos de Marie Gaston, homme de lettres)

Où il est fait référence à la littérature en vogue à l’époque :
Ce que j’ai lu de la littérature moderne roule sur l’amour (...) quels pauvres événements, quelle bizarrerie, et combien l’expression de ce sentiment est mesquine ! Deux livres cependant m’ont étrangement plu, l’un est Corinne et l’autre Adolphe.
Par une seule lettre, il est au-delà des cent lettres de Lovelace et de Saint-Preux.
O l’Asie ! j’ai lu les Mille et Une Nuits, en voilà l’esprit : deux fleurs, et tout est dit. Nous franchissons les quatorze volumes de Clarisse Harlowe avec un bouquet.
Je me suis souvenue de cette atroce phrase d’Obermann, sombre élégie que je me repens d’avoir lue : Les racines s’abreuvent dans une eau fétide !
l’amitié comme l’entendait La Fontaine, celle qui s’inquiète et s’alarme d’un ràªve, d’une idée à l’état de nuage

Où la voie de la sagesse passe par l’abandon de la ràªverie romanesque :
Adieu donc, pour moi du moins, les romans et les situations bizarres dont nous nous faisions les héroà¯nes.
Tu seras, ma chère Louise, la partie romanesque de mon existence. Aussi raconte-moi bien tes aventures, peins-moi les bals, les fàªtes, dis-moi bien comment tu t’habilles, quelles fleurs couronnent tes beaux cheveux blonds, et les paroles des hommes et leurs faà§ons.
Tu peux avoir les illusions de l’amour, toi, chère mignonne ; mais moi, je n’ai plus que les réalités du ménage. Oui, tes amours me semblent un songe ! Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques.

Et par de saines lectures faisant l’éloge de la famille :
Mon père m’a fait lire un des plus profonds écrivains de nos contrées, un des héritiers de Bossuet, un de ces cruels politiques dont les pages engendrent la conviction. Pendant que tu lisais Corinne, je lisais Bonald, et voilà tout le secret de sa philosophie : la Famille sainte et forte m’est apparue.

Où, comme Chabert, un homme est rentré à pieds de Russie :
Qui nous eà »t dit que pendant les courses vagabondes de notre pensée, mon futur cheminait lentement à pied à travers la Russie, la Pologne et l’Allemagne ? Sa mauvaise destinée n’a cessé qu’à Berlin, où le ministre franà§ais lui a facilité son retour en France.

Et serait rentré plus vite s’il avait porté un autre nom :
Monsieur de l’Estorade le père, petit gentilhomme de Provence, riche d’environ dix mille livres de rentes, n’a pas un nom assez européen pour qu’on s’intéressà¢t au chevalier de l’Estorade, dont le nom sentait singulièrement son aventurier.

Où on aspire à un retour au calme après la période révolutionnaire :
Ah ! mignonne, j’aperà§ois la vie comme un de ces grands chemins de France, unis et doux, ombragés d’arbres éternels. Il n’y aura pas deux Buonaparte en ce siècle : je pourrai garder mes enfants si j’en ai, les élever, en faire des hommes, je jouirai de la vie par eux.

Où l’enseignement permet aux proscrits de subvenir à leurs besoins :
Cet homme m’a procuré huit écoliers à trois francs par cachet. Je vais chez mes élèves de deux jours l’un, j’ai donc quatre séances par jour et gagne douze francs, somme bien supérieure à mes besoins.

Où il est bien difficile de rabouter ràªves de jeunes filles et réalité :
Qui ment ? nous ou le monde. J’ai déjà vu des jeunes gens, des hommes par centaines, et pas un ne m’a causé la moindre émotion (...). L’amour, ma chère, comporte un phénomène si rare, qu’on peut vivre toute sa vie sans rencontrer l’àªtre à qui la nature a départi le pouvoir de nous rendre heureuses. Cette réflexion fait frémir, car si cet àªtre se rencontre tard, hein ?

Où la tragédie classique entre en résonance avec la narration :
Le rà´le de Chimène, dans le Cid, et celui du Cid me ravissent. Quelle admirable pièce de théà¢tre.
Précédemment l’Othello de Shakespeare (Louise est une jalouse), puis c’est le tour de Roméo et Juliette :
On donnait Roméo et Juliette, et comme tu ne sais pas ce qu’est le duo des deux amants, tu ne peux comprendre le bonheur de deux néophytes d’amour écoutant cette divine expression de la tendresse.
Puis retour à Racine :
Si vous n’avez pas pleuré en lisant Bérénice de Racine, si vous n’y avez pas trouvé la plus horrible des tragédies, vous ne me comprendrez point, nous ne nous entendrons jamais : brisons, ne nous voyons plus, oubliez-moi
Et passage à Molière :
Quel étonnant chef-d ?œuvre que cette création de Célimène dans le Misanthrope de Molière ! C’est la femme du monde du temps de Louis XIV comme celle de notre temps, enfin la femme du monde de toutes les époques.

Et où Rousseau semble avoir été pris comme point de départ :
il y aurait quelque chose de sinistre à recommencer la Nouvelle-Héloà¯se de Jean-Jacques Rousseau, que je viens de lire, et qui m’a fait prendre l’amour en haine. L’amour discuteur et phraseur me paraît insupportable. Clarisse est aussi par trop contente quand elle a écrit sa longue petite lettre ; mais l’ouvrage de Richardson explique d’ailleurs, m’a dit mon père, admirablement les Anglaises. Celui de Rousseau me fait l’effet d’un sermon philosophique en lettres.

Où, en matière d’amour, il n’existe de vérité qu’individuelle :
L’amour est, je crois, un poème entièrement personnel. Il n’y a rien qui ne soit à la fois vrai et faux dans tous ce que les auteurs nous en écrivent.

Où on apprend l’Espagnol en lisant Don Quichotte.

Où la Révolution est désignée comme responsable de la dégradation de l’état de la société (ou comment l’éloge de la famille et du droit d’aînesse est associé à un discours anti fiscaliste) :
Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution ? tu ne t’en douterais jamais. En coupant la tàªte à Louis XVI, la Révolution a coupé la tàªte à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Franà§ais ont renoncé à àªtre un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! Mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intéràªt personnel et frayé les chemins à la Conquàªte. Nous sommes entre deux systèmes : ou constituer l ?à‰tat par la famille, ou le constituer par l’intéràªt personnel : la démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse, voilà la question en peu de mots. J’appartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple, dans son intéràªt bien compris. Il ne s’agit plus ni de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommerie, il s’agit de l ?à‰tat, il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle des responsabilités, et la subordination, qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous ! Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-màªme, pour sa famille, qui ne meurt pas plus que ne meurt le royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille.
(comme le souligne par la suite madame de l’Estorade, il s’agit d’un discours inspiré par Bonald [1] : De par Bonald, ton père avait raison dans son discours.)

Ce qui empàªche Balzac de sombrer dans un propos seulement réactionnaire, la tension qu’il installe entre et au cœur de ses personnages, entre tradition et romantisme, entre théorie conservatrice et réalité sociale :
Oh ! chère, une seule de tes lettres ruine cet édifice bà¢ti par le grand écrivain de l’Aveyron, et où je m’étais logée avec une douce satisfaction. Les lois ont été faites par des vieillards, les femmes s’en aperà§oivent ; ils ont bien sagement décrété que l’amour conjugal exempt de passion ne nous avilissait point, et qu’une femme devait se donner sans amour une fois que la loi permettait à un homme de la faire sienne. Préoccupés de la famille, ils ont imité la nature, inquiète seulement de perpétuer l’espèce. J’étais un àªtre auparavant, et je suis maintenant une chose !

La màªme d’écrire par la suite :
si par hasard tu perdais l’amant, tu retrouverais le père de tes enfants. Là , ma chère enfant, est toute la vie sociale. sacrifie tout à l’homme dont le nom est le tien, dont la considération ne peuvent recevoir la moindre atteinte qui ne fasse chez toi la plus affreuse brèche.

Ou màªme, à propos de la maternité :
Je les vois tous heureux : le futur grand-père empiète sur les droits de son petit-fils, il est devenu comme un enfant ; le père prend des airs graves et inquiets ; tous sont aux petits soins pour moi, tous parlent du bonheur d’àªtre mère. Hélas ! moi seule je ne sens rien et n’ose dire l’état d’insensibilité parfaite où je suis. Je mens pour ne pas attrister leur joie.
Peut-àªtre aime-t-on mieux l’enfant d’un homme adoré comme tu adores Felipe que celui d’un mari qu’on épouse par raison, à qui l’on se donne par devoir, et pour àªtre femme enfin !

Avant d’affirmer, sur le màªme sujet :
Aussi peut-àªtre est-ce pour nous le seul point où la Nature et la Société soient d’accord. En ceci, la Société se trouve avoir enrichi la Nature, elle a augmenté le sentiment maternel par l’esprit de famille, par la continuité du nom, du sang, de la fortune. De quel amour une femme ne doit-elle pas entourer le cher àªtre qui le premier lui a fait connaître de pareilles joies, qui lui a fait déployer les forces de son à¢me et lui a appris le grand art de la maternité ? Le droit d’aînesse, qui pour l’antiquité se marie à celle du monde et se màªle à l’origine des Sociétés, ne me semble pas devoir àªtre mis en question. (...) la femme n’est dans sa véritable sphère que quand elle est mère (...) une femme qui n’est pas mère est un àªtre incomplet et manqué.

Où l’Enfer de Dante est cité :
Posséder, sans crainte, des richesses qui ne peuvent àªtre perdues.

Et Rabelais :
sache donc enfin que deux amoureux, tout aussi bien que deux personnes mariées comme nous l’avons été Louis et moi, vont chercher sous les joies d’une noce, selon le mot de Rabelais, un grand peut-àªtre !

Où on rencontre cette image surprenante :
Je suis ravie de voir mon pauvre Felipe tout aussi jeune fille que moi, le monde le blesse, il est comme une chauve-souris dans une boutique de cristaux.

Où Balzac revient inlassable à son idée d’homme supérieur :
De tout ce que tu m’as écrit, il ressort un principe cruel : il n’y a que les hommes supérieurs qui sachent aimer. (...) à‰videmment la sensibilité se trouve en raison de la puissance des organisations intérieures, et l’homme de génie est alors le seul qui se rapproche de nos délicatesses : il entend, devine, comprend la femme ; il l’élève sur les ailes de son désir contenu par les timidités du cœur.

Où Louise aime un homme de lettres :
Notre grand écrivain Daniel d’Arthez (...) s’est intéressé noblement à Marie Gaston, auquel il a souvent donné, comme me l’a dit le poète dans son langage énergique, la pà¢tée et la niche. En effet, juge la détresse de cet enfant : il a cru que le génie était le plus rapides des moyens de fortune, n’est-ce pas à en rire pendant vingt-quatre heures ? Depuis 1828 jusqu’en 1833 il a donc tà¢ché de se faire un nom dans les lettres, et naturellement il a mené la plus effroyable vie d’angoisses, d’espérances, de travail et de privations qui se puisse imaginer. Entraîné par une excessive ambition et malgré les bons conseils de d’Arthez, il n’a fait que grossir la boule de neige de ses dettes.

Où le bonheur ne peut que demeurer incomplet :
Oui, cent fois oui, la Nature et la Société s’entendent pour détruire l’existence des félicités entières, parce qu’elles sont à l’encontre de la nature et de la société, parce que le ciel est peut-àªtre jaloux de ses droits.

Où est évoquée la ciselure que veut le style, et dont le théà¢tre se passe.

Où, au dévouement de la maternité et à la famille, s’oppose l’égoà¯sme de l’individu, bientà´t mené au suicide :
L’exemple de ta vie, assise sur un égoà¯sme féroce, quoique caché par les poésies du cœur, a fortifié ma résolution.

Notes

[1« Penseur et homme politique contre-révolutionnaire – on dirait aujourd ?hui ultraréactionnaire –, Louis de Bonald est une figure de proue de la pensée traditionaliste et conservatrice franà§aise. Royaliste et théocrate, nostalgique de l ?Ancien Régime, il raisonnait dans et pour une société traditionnelle, résolument adversaire des Lumières, de la modernité et des orientations libérales. » cf. Damon Julien, « La pensée de... Louis de Bonald (1754-1840) », Informations sociales, 2/2005 (n° 122), p. 25-25..

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