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au fil des jours

petit doigt levé

belle illustration d’une conception de la langue, où on retrouve, comme écrivait Gracq, cette tendance à croire que le français ne peut s’écrire ou se parler qu’avec petit doigt levé, toute correction réservée aux élites, et le peuple hors normes ; me demande si on réfléchit à ça dans les IUFM... à la dimension politique de l’usage de la langue

Ce que je me propose d’étudier, comme l’indique le titre même de
ce volume, ce sont les troubles que la secousse révolutionnaire
causa dans la langue traditionnelle, d’en examiner les caractères,
l’importance, les causes et la durée.

A priori notre langue classique était exposée à deux graves
dangers, qui menaçaient de l’altérer non seulement dans sa physionomie extérieure, mais dans son essence même. Allait-elle se
bigarrer au contact des a départements » et, de parisienne qu’elle était,
devenir française, c’est-à -dire admettre des éléments, mots ou tours,
jusque là propres à diverses provinces ? Celles-ci se fondaient dans
l’unité nationale, leurs parlers allaient-ils aussi s’incorporer totale-
ment ou partiellement dans l’idiome ?

En second lieu, des classes dont le parler était resté jusque là en
dehors de la vie politique et administrative, dont les mœurs, les idées,
les sentiments ne s’étaient qu’exceptionnellement reflétés dans la littérature, passaient brusquement sur le devant de la scène, y jouant
un rôle d’autant plus considérable que les autres classes, décimées,
dissociées, perdaient de leur importance. Le langage de ces couches
nouvelles de population allait-il s’élever avec elles, changer de condition, se faire reconnaître et admettre ? Les vulgarités devaient-elles
cesser d’être dédaignées et proscrites ? En outre, les incorrections
des indoctes, les dépravations que leur ignorance et leur impéritie
ne pouvaient manquer de faire subir à l’idiome s’imposeraient-elles ?
La majorité allait-elle faire la loi dans le langage comme dans l’État ?

Enfin quelle chance avaient les marchands d’obscénité et d’ordure
de faire passer leurs produits pour des écrits populaires, et pourquoi
leur succès fut-il de courte durée ?

Tel est l’objet que je me propose d’étudier, pour expliquer ensuite
comment et pourquoi l’édifice brillant et fragile que deux siècles de
raffinement avaient créé, non seulement resta debout, mais ne courut
risque à aucun moment d’être même ébranlé.

Personne à peu près ne se trouva pour déclarer qu’il était conforme
au programme du grand mouvement politique qui se développait,
d’abandonner la tradition classique et de proclamer la souveraineté
de la langue du peuple. Celui-ci était investi de tous les pouvoirs, sa
toute-puissance ne s’étendait pas à l’idiome.

Des centaines de milliers de documents nous sont restés, imprimés
ou manuscrits, on n’a, dans aucun d’eux, ou dans presque aucun,
voulu, de parti pris, violer l’usage et la règle. Et les fautes, car ce sont
des fautes, n’y apparaissent que de loin en loin.

Dans quelques publications seulement, on se faisait une gloire et
un avantage d’adopter la langue vulgaire, jusque dans ses pires
grossièretés.

C’est un objet de méditation pour le linguiste que ce spectacle
d’une langue éminemment délicate, résistant à des causes de destruction d’une puissance exceptionnelle, et triomphant d’elles.

Mais, sans qu’il y eût substitution, il y avait pénétration. Le parler
populaire, les français provinciaux, par la force des choses, au cours
de cette mêlée, qui confondait les rangs et les provenances, faisaient
çà et là des apparitions.

Mon lecteur éprouvera, je le sais, quelque déception, et parfois
l’impression pénible d’un pêle-mêle. Je l’ai éprouvée moi-même en
relisant certains de mes chapitres. C’est qu’un ordre trop rigoureux,
un classement où l’on voudrait séparer à tout prix les faits dus à 
l’influence de la langue populaire de ceux qu’a produits le contact
avec les parlers des provinces, risquerait de tout fausser. Dans l’état
actuel des recherches, il est fort difficile de découvrir avec sûreté
le caractère exact de beaucoup de phénomènes. Tel peut être populaire
chez l’un tandis qu’il est régional chez un autre.

J’ai donc préféré l’apparence du désordre à un air de régularité
peu accommodé à la réalité. Dans le chapitre Formes et syntaxe,
j’ai même volontairement tout mêlé et je crois avoir ainsi approché
plus près de la vérité scientifique.

Août 1937.
Ferdinand Brunot, (prof à la Sorbonne)
Histoire de la langue française, des origines à nos jours
à lire ici

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