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j’ai honte d’appartenir à la race humaine

La main croisée sur le rideau, tel le fantà´me de l ?Opéra derrière le masque, j ?attends le retour de Billie et je me revois, tel que j ?étais jadis, debout comme maintenant près de la fenàªtre, l ?œil tourné vers les rues noires, et je me dis qu ?elle a été bien triste la suite de mon enfance, ce qui, d ?après d ?autres, était censé àªtre « ma vie » et « la leur ». Si j ?ai des remords, ce n ?est pas tellement parce que je suis un ivrogne, mais parce que les autres occupants de cet avion qu ?est « la vie sur terre », mes compagnons de voyage, n ?éprouvent aucun sentiment de culpabilité. Juges véreux qui se rasent et s ?en vont le matin en souriant s ?acquitter avec indifférence de leur tà¢che haineuse, généraux respectables qui décrochent leur téléphone pour ordonner aux soldats d ?aller se faire tuer, sous peine de mort, voleurs qui hochent la tàªte dans leur cellule en disant : « Je n ?ai jamais fait de mal à personne, c ?est une chose que vous pouvez dire pour moi, oui, monsieur », femmes qui se considèrent comme les rédemptrices des hommes et qui ne font que voler aux hommes leur substance, parce qu ?elles s ?imaginent que leur cou de cygne le mérite (et pourtant pour un cou de cygne que vous perdez, il y en a dix qui attendent, pràªts à coucher pour un citron) ; bref, des hommes monstrueux au visage énorme et horrible qui, uniquement parce qu ?ils ont une chemise propre, se màªlent de diriger l ?existence des ouvriers, de briguer le poste de gouverneur en disant : « Vos impà´ts seront employés au mieux, une fois entre mes mains », « Vous devriez vous rendre compte que je suis un homme précieux ; que vous avez besoin de moi ; sans moi, que seriez-vous, vous n ?auriez pas de chef ? ». Je me tourne vers cette vaste humanité qui marche à la baguette, vers ce personnage de dessin animé qui est debout, face au soleil levant, les épaules larges, une charrue à ses pieds, et enfin vers le gouverneur cravaté qui se prépare à battre le fer pendant qu ?il est chaud… ?... J ?ai honte d ?appartenir à la race humaine. Ivrogne, oui, et l ?un des pires imbéciles que la terre ait jamais portés. En fait, màªme pas un ivrogne authentique, rien de plus qu ?un imbécile.
J. Kerouac, Big Sur

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