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je me souviens

je me souviens | compilation 14

je me souviens que mon père connaissait par cœur la fable du corbeau et du renard — c’était un lien mince à la littérature | que la bibliothèque de Cholet
avait été aménagée dans d’anciennes écuries, où les anciennes stalles délimitaient les espaces de lecture | je me souviens, dans l’appartement que j’occupais dans le centre d’Orléans, des cloches des églises autour, annonçant l’heure en léger décalé | je me souviens de ces cassettes piratées que ramenaient ceux qui étaient allés travailler ou combattre au moyen orient | à Tijuana de l’immense parking côté américain, et du mur de grillage haut de plusieurs mètres pour signifier la frontière | aussitôt passé la frontière, des Indiennes assises sur les trottoirs, enveloppées dans des couvertures et mendiant | des rabatteurs pour les bordels et la came, de leurs quelques mots d’anglais | de ces adolescents américains à qui les serveurs faisaient boire de la tequila comme on gaverait une oie, saisissant leur tête par derrière et versant le liquide, puis leur secouant le crâne pour accélérer et amplifier l’effet | des adolescentes bourrées enroulées autour d’un pole dance | de ces gosses au bord du coma éthylique que leurs copains traînaient jusqu’à leur voiture, de l’autre côté de la frontière | je me souviens de la phrase de cette vendeuse, quelque part près des grands lacs, s’adressant à Isabelle venue acheter un maillot de bain : you’re a long way from home | de cette première traversée de New York en voiture, la nuit, ce sentiment d’irréalité parce que les films | je me souviens des classic rock radio | dans le désert d’Arizona, de ce panneau
indiquant la proximité d’un centre pénitentiaire, et l’injonction de ne s’arrêter en aucun cas ni de prendre quelconque auto-stoppeur — c’était comme le début d’une fiction | je me souviens que mon oncle paternel, pendant son séjour aux États-Unis, cherchait les Brosseau répertoriés dans les annuaires téléphoniques | qu’il les disait nombreux | je me souviens de ces récits de pauvres gars embarqués de force à la Rochelle pour l’Amérique | je me souviens de race inférieure de toute éternité | je me souviens d’en avant vers le neuf ! | je me souviens de comment on mimait un jeu de guitare en essayant de danser | de cette frange qui cachait mes yeux | je me souviens de nous deux, assis sur
un quai de la Loire à cinq heures du matin, écoutant le bruit de l’eau dans la ville silencieuse | je me souviens de cette phrase, l’autre nuit, dans le flou de l’insomnie : l’écriture de cette série creuse des galeries dans le passé mais aussi dans le présent de l’être | je me souviens des cols de blouson relevés façon rocker | du faux Elvis de Las Vegas, dans son costume blanc sur un trottoir | à Las Vegas de cette petite guérite sur un trottoir, la file devant dans la nuit, qui un autoradio, qui son alliance qu’il tirait de son annulaire pour la faire peser par l’homme qui derrière sa vitre blindée mettait quelques billets dans le tiroir qu’il repoussait vers celui qui en détresse | des whiskys gratuits bus devant une machine à sous, le temps que les serveuses comprennent qu’en fait on ne jouait pas | des serveuses aux seins nus juchées sur des patins à roulettes | je me souviens du mystère de la barbe à papa | je me souviens m’être dit récemment
qu’aux je me souviens pourraient faire pendant des j’aurais aimé | je me souviens de l’expression social traître | des fenêtres éclairées d’Amsterdam | en haut d’un coteau, d’un Christ en croix posé sur le socle d’un ancien moulin, là où le vignoble d’Anjou cède la place aux prés des Mauges | je me souviens du signal qu’il représentait | je me souviens de la casquette de mon père, pendue à une patère dans le sous-sol, des années encore après sa mort | des tatouages éphémères des chewing-gums Malabar | à la station, de l’odeur de chlorophylle dans la bonbonnière qui renfermait les chewing-gums — du moins de l’odeur qu’on voulait nous faire croire être celle de la chlorophylle | du sirop de menthe fabriqué avec les enfants, de sa couleur jaune, si loin du vert de l’industrie | des rouleaux qui s’abattaient sur la plage de Mimizan | je me souviens que ma tante se souvenait du noyé qu’elle avait vu sur cette même plage durant son enfance | je me souviens des courants de la Loire et de ses sables mouvants, le mystère que c’était, et l’effroi de cet enfoncement dans la mort, du mouvement interdit, le piège du fluide qui aspire et étouffe | je me souviens des notes de bas de
page qui interrompaient la lecture dans les classiques | de la capuche en plastique transparent que portait ma mère quand il pleuvait | des toiles cirées, du lisse froid que c’était | des rouleaux de toile cirée sur le marché | des chaises alignées le long des murs dans la salle à manger, comme pour une veillée mortuaire | je me souviens qu’au funérarium, l’espace où gisait mon père était agrémenté de reproductions de tableaux impressionnistes | de l’odeur écœurante des fleurs | du catalogue dans lequel choisir le bois du cercueil, les poignées et le capitonnage, comment jusque-là le commerce | de ma mère sortant un chapelet de son sac à mains et le confiant à une infirmière | je me souviens m’être demandé depuis combien de temps elle le gardait là, et ce que ça signifiait de vivre dans cette possibilité de la mort | je me souviens que mon père appelait l’hôpital sa résidence secondaire | je me souviens du charnier en terre cuite où conserver la viande du cochon transformé en pot de fleurs | de cette lampe à pétrole transformée en lampe de chevet par mon frère aîné | d’une malle de voyage sur laquelle deux initiales peintes en noir | de l’évocation par mon père d’un membre de la famille qui avait quitté la région, était devenu maître d’hôtel et s’était ruiné en jouant aux courses — qui partait échouait — mais pourtant partir… | de l’évocation par mon père d’un valet de ferme un peu bizarre qui, les soirs de pleine lune, allait s’asseoir sur un rocher dans un pré qu’ils appelaient la lande | je me souviens du carnaval de Cholet — on l’appelait la mi-carême, parce que rien ne semblait pouvoir échapper à l’emprise de l’église | de la caravane publicitaire au début du défilé, de monsieur Mouche, un
nain employé par le Courrier de l’Ouest, dont le visage était maquillé comme celui d’un clown, qui distribuait des chapeaux en papier de forme triangulaire — il me faisait peur | des pétards que des gosses lançaient sur les trottoirs, aux pieds des spectateurs, du bruit sourd, des paroles de réprobation, et de l’odeur de poudre | je me souviens que le défilé se terminait par le char des reines, trois filles habillées de blanc qui s’efforçaient de sourire et de saluer de la main comme la reine d’Angleterre, et de temps en temps se faisaient siffler | je me souviens de ce qu’on appelait les grosses têtes, qui souvent faisaient mine de menacer les spectateurs — j’avais beau me concentrer sur la fente par laquelle celui qui la portait pouvait voir et se diriger, ça me faisait peur | je me souviens que chars et grosses têtes étaient constitués d’une armature en fil de fer et de papier mâché | des tracteurs qui tiraient les chars | des majorettes marchant au pas et lançant leurs bâtons, l’érotisme de leurs jambes nues pour l’enfant prépubère | des fanfares, des sons qui variaient au fur et à mesure que les musiciens avançaient, de la cacophonie créée par les différentes musiques
interprétées et qui finissaient par se mêler | je me souviens qu’on se plaçait à mi-avenue, avec l’argument que de cette façon on voyait tout plus longtemps | que le défilé se terminait sur la place des halles | je me souviens des planeurs dans le ciel, du moment où ils se détachaient de l’avion, peut-être seule image de lâcher prise de mon enfance | des blousons avec entre les épaules un aigle aux ailes déployées | des clous qu’on pouvait acheter pour garnir nos blousons de cuir ou de jean | des faux couteaux à cran d’arrêt qui en fait étaient des peignes | je me souviens de séries télés, ma sorcière bien aimée, les jours heureux | de l’énigme que représentait le that’s all folks au générique
des cartoons | je me souviens des granizados à l’orange ou au citron bus en Espagne | du café froid mélangés à des glaçons pilés en Italie | de cet Hollandais rencontré en Andalousie, de sa prononciation de Van Gogh | je me souviens que ce gars-là jouait de la guitare flamenco | je me souviens de ce bar tenu par un ancien coureur cycliste, où le serveur et la serveuse dansaient avec une carafe de sangria posée sur la tête | des tranches si fines de roast-beef qu’on nous servait à Amsterdam | de ce restaurant de Cleveland où le serveur présentait sur un plateau différentes tailles d’entrecôtes en plastique afin qu’on puisse choisir — la plus grosse était énorme | d’une terrasse où dormir à Athènes — et d’un banc à Séville | je me souviens m’être cassé une côte, une
omoplate, un poignet, et, très récemment, une malléole — mais à partir de quand un fait devient-il souvenir ? | je me souviens, à l’école élémentaire, de ce gamin américain arrivé en cours d’année — quand on jouait à la guerre, il ne se contentait pas, comme nous, de tendre deux doigts pour imiter une arme de poing, mais se jetait à terre et de ses deux mains empoignait une arme, pendant que sa bouche imitait à la perfection le bruit d’une mitraillette — son père était allé au Vietnam | je me souviens que, dans la cour de l’école élémentaire, jouer à la guerre signifiait aussi faire le mort — nous nous
couchions et restions immobiles, imitant les agonies propres et rapides des westerns | je me souviens que quand on s’était fait mal, c’était le cuisinier qui nous soignait | je me souviens avoir assisté, du haut d’une colline, près de Saint-Laurent sur Sèvre, au tournage d’un film dont l’action se déroulait pendant les guerres de Vendée | avoir attendu près de deux heures avant de voir une troupe de figurants débouler, courant et hurlant pour attaquer — c’était tellement moins bien que Les Chouans de Balzac | je me souviens de ce gamin qui s’est fait écraser à vélo par un poids lourd, sur l’avenue que j’empruntais tous les jours pour aller au collège | je ne me souviens plus de son
nom, seulement qu’il était blond, bouclé, et était fils d’un boulanger | je me souviens que ma grand-mère maternelle invitait de temps en temps à déjeuner un chanoine —mystère du mot et de l’habit | de ses assiettes à dessert sur lesquelles figuraient des automobiles du début du siècle

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