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je me souviens

je me souviens | compilation 13

je me souviens de cette maison en bord de voie ferrée, de l’ampoule électrique qui tremblait au plafond à chaque passage d’un train, de la douzaine d’œufs cassés dans une poêle parce qu’on n’avait fait que boire, d’un pack de bières posé sur une table au milieu de la pièce, et de la photo des parents du gars qui m’avait amené là, rencontre de comptoir et de hasard | qu’il m’avait confié avoir
le sentiment d’être si peu comparé à ses parents, qu’eux s’étaient engagés dans la Résistance, avaient consacré leur vie à la cause ouvrière | m’être dit cette nuit-là que j’étais arrivé au bout, qu’il était temps d’aller explorer d’autres territoires, de quitter le spectacle des zones frontières pour rejoindre la vie | je me souviens de ces films qui revenaient périodiquement à la télé, comment ça donnait l’impression d’un temps comme circulaire, d’une forme de piétinement | du ciné-club à la télé le vendredi soir, du silence dans la maison, et comment ce silence aidait à rejoindre les images — c’était dans la nuit que s’ouvrait le monde, et dans le mouvement de silhouettes qui la plupart étaient déjà des ombres | des séances de cinéma le midi à Orléans, seul dans la salle | que j’allais voir des films classiques, rétrospectives du cinéma réaliste ou hollywoodien, des œuvres estampillées qui me faisaient me tenir loin des productions contemporaines : par appétit de culture, mais sans doute aussi parce que doutant de ma capacité à formuler un jugement esthétique | je me souviens de et soudain un inconnu vous offre des fleurs | je me souviens, enfant, de ces moments passés seul dans la voiture stationnée en ville — c’était apprendre à regarder, à écouter — c’était devenir spectateur | des marches dans Paris la nuit avec Christophe : les quais de la Seine, le Louvre, le Palais royal — marcher en parlant dans la ville déserte nous donnait l’illusion des possibles | du Baragouin : plus un seul punk ne traînait au comptoir — c’était apprendre le flux des générations, et flirter avec le sentiment du trop tard | du
Rallye, près de la tour d’argent, et ouvert toute le nuit — du gars qui avait fait tatouer sham 69 à l’encre bleue sur son crâne rasé | des présentoirs à cassettes chez les disquaires, fermés à clé | de ma première guitare, une classique achetée grâce aux pourboires récoltés à la station-service | de cette boîte où des pièces anciennes au sous-sol | de ces pièces qui avaient un trou au milieu | qu’elle datait du début du siècle | que mon oncle utilisait encore l’expression une pièce de cent sous pour désigner une pièce de cinq francs | de la confusion dans laquelle me mettaient anciens et nouveaux francs | qu’un million représentait en réalité dix mille francs | je me souviens d’une plaque, d’un bâton, d’une brique | du vin d’Espagne qu’avait ramené le père de Christophe, épais et trop fort | du vin rouge qu’on appelait l’Oberlin, dont on disait le cépage interdit parce qu’il avait tendance en bouteille à produire de l’éther — je n’ai jamais su si c’était vrai | que ma grand-mère maternelle répétait que c’était sur les bords de Loire qu’on parlait le mieux le français | qu’elle imitait le parler de sa grand-mère vendéenne en disant qui qu’ô lé t’cheu ? | que ses filles, ma tante et ma mère, disaient, quand elles soupçonnaient avoir créé un néologisme : je pourrais écrire un dictionnaire à moi toute seule | que cette question de la légitimité de la langue s’est très
tôt ancrée en moi | je me souviens de ce questionnement suscité par la cour de l’école sur ce qui relevait d’une langue vieille et d’un parler familial | de cette prof de physique, en seconde, qui avait ironisé sur notre usage de l’expression être rendu, au sens de parvenir | je me souviens que, pour saluer, on pouvait dire à toi | de tu parles pas d’une taille, pour qualifier une situation, du chelaille des patates, pour leurs fanes, d’être à taille, quand tu avais terminé ton boulot | je me souviens de mots presque morts | je me souviens m’être demandé un temps si tu étais incarcérée aux Baumettes ou à la centrale de Rennes | de cette conversation téléphonique de plus d’une heure à l’issue de laquelle ma mère m’avait lancé : et ben dis donc, elle en avait des trucs à te raconter | de ta silhouette dans l’encadrement de la porte d’entrée, de ton blouson de cuir passé par-dessus un pyjama | de la petite Fiat dans laquelle vous aviez roulé toute la nuit depuis Marseille | de l’homme brun en costume et chemise blanche derrière le volant | que tu avais tenu à préciser que tu avais attaché le propriétaire de la voiture à un arbre, mais sans trop serrer | que vous l’aviez abordé dans une station-service, lui aviez raconté que vous étiez en panne d’essence, que tu avais joué de ton charme | je me souviens du sac Adidas sur la banquette arrière, du bruit lourd de ferraille quand posé sur la table d’un bar | que ton complice et amant avait eu cette formule : avant
j’étais dans le flic, maintenant je suis dans le floc
| que vous aimiez répéter que vous ne tiriez jamais | je me souviens que vous étiez spécialisés dans les fourgons de convoyage de fonds | de ce coup fabuleux que vous réaliseriez bientôt | qu’ensuite vous deviez partir au Brésil, parce qu’il n’y avait pas d’accord d’extradition avec la France | du récit que tu avais fait de votre rencontre, toi en traîneuse dans un bar de Marseille, lui fuyant l’Italie où il avait été flic puis braqueur | que tu lui avais proposé de l’aider, avant d’ajouter : tu sais que j’ai toujours fait ce que je voulais de mon cul | que c’était comme une tournée d’adieu que tu faisais | qu’on était passé dans l’une des cités de Cholet pour y voir une fille qui était comme toi passée par le foyer du Bon Pasteur | qu’elle était devenue infirmière et qu’on ne l’avait pas trouvée chez elle | je
me souviens de toi chaque fois que je rends visite à ma mère à l’EPHAD, qui jouxte le foyer maintenant fermé | je me souviens que vous êtes ensuite allés à Rennes pour voir Paul, et que vous avez été arrêtés à la sortie d’une agence bancaire que vous aviez braquée | que tout avait commencé pour toi par une fugue — je ne crois pas avoir entendu le mot avant de t’avoir rencontrée | que tu étais partie de Tours et étais arrivée à Nantes | que tu avais zoné avec les punks de la place du Commerce, qu’ils t’avaient initiée à la colle et au pétard | que le premier fanzine punk s’intitulait sniffin’ glue | que ton père était un ancien harki, militaire dans l’armée française | de ton grand-père que tu disais touareg | que ta mère était allemande et que tu maîtrisais parfaitement sa langue | des insultes que tu lançais en arabe aux vieux maghrébins qui t’apostrophaient depuis une terrasse de café | de ton keffieh palestinien | de l’odeur du patchouli, si prégnante, et de l’émotion qui l’accompagnait | que tu m’avais confié prendre de l’héroïne la dernière fois que nous sommes vus | m’être dit que tu ne ferais pas long feu

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