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je me souviens

je me souviens | compilation 12

je me souviens des tables, à l’école primaire et au collège, leur trou sur le côté droit, dans lequel quelques années auparavant se trouvait encore un encrier — c’était signe de l’entre-deux dans lequel tu prenais place, et le passé comme une béance | de la librairie papeterie Normandin où ma mère m’emmenait les soirs de rentrée scolaire avec la liste des fournitures à acheter | des carnets d’images qui servaient à illustrer les cahiers de sciences et d’histoire-géo— au recto, une image en couleurs, au verso un texte explicatif | que j’avais placé une de ces vignettes sur la partie vitrée du buffet de la salle à manger, là où se trouvaient les verres — c’était le dessin en couleurs d’une mésange, parce que je trouvais ça joli — les mésanges aujourd’hui viennent se baigner dans la gouttière de la maison et se sèchent dans le cerisier — on réenchante le monde
avec les liens qu’on peut | je me souviens que, ne sachant pas dessiner, mon prof d’histoire m’avait dit que je pouvais écrire des textes à la place — je tirais des lignes sur la partie blanche du cahier de travaux pratiques et me lançais dans des parodies de récits historiques | je me souviens du camion de l’équarrissage qui passait sur la nationale | des camions de bestiaux pour le marché du lundi | de mon voisin de palier quand j’habitais Saran, près ’Orléans, de l’odeur de tabac froid qui passait sous sa porte | qu’il avait toqué à ma porte et s’était excusé de me déranger, et de se présenter même pas rasé — il avait employé l’expression, en passant le dos de sa main sur sa joue : j’ai la biscotte ! | qu’il n’avait pas de voiture et voulait se débarrasser d’une vieille
moquette — je l’avais conduit à la déchetterie et il m’avait offert un verre dans un bar qui s’appelait à la belle cycliste | que pour me remercier, il m’avait invité au restaurant — on avait suivi la nationale 20, et il m’avait indiqué la direction du centre de tri postal, dans une sorte de zone industrielle — c’était bien là, à la cantine de la Poste qu’il m’emmenait : ses tickets de cantine SNCF lui donnaient accès au self | qu’il m’avait raconté qu’il avait un fils que la justice lui interdisait de voir, et qui était élevé par ses parents — le gars sentait l’alcool autant que la clope et n’avait pas toutes ses facultés | qu’une fois, il m’avait proposé un poisson qu’il avait pêché dans un étang, m’avait proposé de le mettre dans ma baignoire en attendant de le manger — c’était ce qu’il avait trouvé pour préparer le terrain avant de me demander de lui prêter un peu
d’argent | je me souviens de cette fille qui m’avait accosté dans un bar de Santa Barbara en me disant you look like a lizard and I’m a wizard | folie ou racolage, je n’ai pas su définir | de cette promenade avec mon père et Isabelle, durant laquelle il avait tenu à nous emmener près de la ferme où il avait passé la majeure partie de son enfance, la roche du Ribalet | qu’il avait évoqué le propriétaire dont son père était le métayer, un avocat devenu parlementaire, de sa façon de s’adresser à lui comme à un larbin quand il rentrait de Paris le vendredi : Brosseau, vous tuerez deux lapins pour demain, nous avons
des invités
| de la berline qui s’est arrêtée à notre hauteur, de la vitre électrique qui descend, découvrant un couple de bourgeois cinquantenaires : dites-moi, mon brave, nous cherchons la roche du Ribalet… | de mon père leur expliquant qu’ils étaient tout près, terminant par un serviteur, messieurs dames, puis, une fois la voiture éloignée, se tournant vers nous pour s’exclamer : ils n’ont pas changé ! | je me souviens d’une madeleine trempée dans une infusion, et d’un univers qui se reconstruit, espace et temps | des pare-soleils collés en haut des pare-brises, et de la diffraction de leur couleur sur les visages | de cet indien Navajo stationné en bord de route au milieu du
désert d’Arizona, proposant aux touristes d’aller voir les empreintes d’un dinosaure sur une roche, et de sa grand-mère qui confectionnait des colliers assise à l’ombre du pick-up | qu’il se tenait de profil pendant nous échangions, de façon à ce que nous ne croisions pas nos regards — j’avais lu à ce sujet, mais c’était troublant de le vivre | de ce village hopi en haut d’une colline, toujours dans le désert d’Arizona — des maisons en terre au bout de la piste, et des gosses qui couraient autour de la voiture pour mendier — c’était une erreur d’être monté là | je me souviens de ce club de blues, le Buddy Guy’s legend, du gars qui avait gentiment accepté qu’on s’assoit à sa table, fumant son cigare et sirotant un whisky — c’était la seule table autour de laquelle des visages blancs et noirs | du clavier qui s’était fait licencier au moment d’une pause,
pour avoir pris plus que sa part de solos | que Buddy Guy était assis au bout du
comptoir mais que je n’ai pas osé aller le saluer | de la rue qui menait au Checker’s Board lounge, South side Chicago | des maisons aux portes et fenêtres murées, de l’herbe qui poussait haute sur les trottoirs, et des enseignes jaunes des liquor stores | du haut grillage qui barrait le bout de la rue, et du quartier des affaires qu’on apercevait un peu plus loin | du vieux avec sa carabine sur les genoux à l’entrée du parking jouxtant le club | je me souviens que nous étions arrivés en avance, bien avant l’heure à laquelle
débutaient les concerts | avoir demandé à Isabelle de passer la première commande en ne cherchant pas à dissimuler son accent français, de façon à détendre l’atmosphère | qu’il a été question de Paris et de tour Eiffel | qu’aussitôt le regard sur nous avait changé : nous n’étions pas de ces américains blancs qui viennent s’encanailler et voudraient retrouver un monde qui n’existe plus, comme ceux qui, passé minuit, ont commencé à surgir et réclamer des morceaux des années 50 | je me souviens de la chanteuse se moquant et leur conseillant d’aller réveiller sa grand-mère s’ils voulaient écouter ce genre de trucs | qu’à plusieurs reprises au cours de la soirée, le juke-box
diffusait le morceau d’une chanteuse expliquant qu’elle avait surpris son homme
roulant une pelle à un mec | que la serveuse était d’origine polonaise, et qu’elle
poussait terriblement à la consommation | de ce couple qui fêtait son anniversaire de mariage, et qui glissait des billets à la ceinture des musiciens pour entendre les morceaux de leur choix | qu’ils étaient installés à cette longue table devant la scène, sur laquelle on voit Keith Richards sauter dans une vidéo, avant d’aller rejoindre Muddy Waters sur scène

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