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je me souviens

je me souviens | compilation 11

je me souviens du super et de l’essence ordinaire, et du gas-oil | du fer à repasser pour les cartes bleues, de la plaque où lettres et chiffres en relief qui référençaient le commerce, du bordereau avec papier carbone pour le ticket, de la case où on inscrivait la somme au stylo, et du mouvement d’aller-retour qui avait valu son surnom à l’objet | de la liste près du fer à repasser où figuraient les cartes volées pendant les mois précédents, et de la gêne qu’il y avait à la consulter en cas de doute | je me souviens m’être demandé récemment à partir de quand une évocation est un souvenir | je me souviens comment, avec Christophe, nous allions à l’abbaye de Bellefontaine assister à l’office du soir, sans pourtant croire à dieu ou diable — mais le chant qui s’élevait de tous ces corps qui avaient renoncé au monde, et la lumière du couchant sur la pierre — on venait prendre notre dose d’intensité | que mon père, mi par plaisanterie, mi sérieusement, disait qu’il aurait aimé être jardinier dans un monastère — ce que ça disait cette envie de retrait du monde, et les traces que ça laisse en soi | je me souviens de ma mère racontant que sur le chemin de l’école, elle changeait de trottoir chaque fois qu’elle apercevait un chien — c’est aussi la liste de ses peurs que je consigne ici | je me souviens de l’expression la place du mort quand on montait en voiture, de cette espèce de loterie morbide selon le siège où tu t’installais | qu’à partir d’une certaine vitesse, les lignes blanches discontinues ne forment plus qu’un trait | de la vaisselle reçue en cadeau de mariage par mes parents et qu’on ne sortait que rarement | des photos noir et blanc de très petit format aux bords dentelés | des Polaroïds, de la magie de voir apparaître l’image si vite — il suffisait comme de lever un voile et l’instant saisi, à peine passé, était visible. — le monde s’accélérait | des photos sans trop d’intérêt prises pour finir une pellicule | que l’appareil Kodacolor de ma tante était accompagné d’une notice dans laquelle toutes les illustrations renvoyaient aux paysages des États-Unis, à leurs voitures, à leurs villes | que pour désigner un prêtre habillé en civil, ma mère utilisait l’expression tenue de clergyman — un des rares mots d’Anglais qu’elle connaissait | je me souviens de la petite croix de métal accrochée au revers de leur veston | du bar américain qui s’était
ouvert à Cholet, avec une Cadillac rose à l’intérieur | des crucifix au-dessus des portes | des rameaux de buis jaunis, comme des symboles inversés | de la mode des pare-soleils sur les pare-brises | du jeu de la valise RTL — une fois, ils avaient appelé à la station, mais personne n’écoutait la radio — c’était un matin d’été | du gars qui a crié c’est lui et m’a coursé depuis le forum des halles jusqu’à Châtelet, et du taxi stationné près de la station de métro, qui a monté sa vitre et a démarré en me voyant arriver paniqué, mon étui de guitare à la main | de mes rêveries, enfant, à regarder les noms des stations étrangères sur le vieux poste TSF, toutes ces villes au loin d’où parvenaient des voix — une autre géographie | de la baie vitrée entre la salle à manger et le salon, que mes parents refermaient après avoir regardé la télé, et qui peu à peu est restée ouverte à demeure | de cette légende qui disait qu’on pouvait savoir à certain détail sur la capsule des bouteilles de Coca si elle contenait ou pas de la cocaïne | d’un pape qui buvait du vin cocaïné | de cette femme, pendant le festival interceltique de Lorient —un micro salon du livre se tenait sur les quais — quand son fils a commencé à feuilleter un des ouvrages exposés sur le stand, sa mère l’a tiré rageusement par le bras en lui assénant : mais viens donc, tu vois pas que c’est des livres qui se lisent | je me souviens de cet élève qui s’est tué en scooter sur une route de campagne au milieu de la Beauce — et du regard de sa petite sœur | je me souviens que la propriétaire de la maison que
nous avons achetée rêvait de murs totalement recouverts de livres | que la petite grille au fond du jardin était tout ce qu’elle avait conservé de sa maison précédente, qu’elle avait quittée suite à son divorce | que lors de la visite de la maison, l’allée en ciment partageant le jardin en deux m’a rappelé le jardin d’une tante de mon père, et que ça a pesé dans ma décision | je me souviens que ma mère savait jouer au piano j’ai du bon tabac avec un doigt | qu’elle évoquait cette cousine, fille de commerçants, qui possédait chez elle un piano sur lequel elle ne jouait pas | que ma mère répétait qu’elle aurait été tellement heureuse à sa place, d’ainsi disposer de l’instrument et pouvoir en jouer —
ça aussi un apprentissage social, où le poids du regret et de la frustration | du piano rongé par les vers et tout désaccordé dans le garage de mon oncle à Saint-Sébastien sur Loire — poser dessus les doigts entre deux parties de ping-pong — c’était la même distance :pas même le poids de l’interdit, mais la conviction de l’infranchissable | du piano droit dans le salon à Saint-Sébastien, de son couvercle fermé | que je l’avais vu pour la première fois dans leur maison de Tours, et que c’est le seul souvenir que j’aie gardé de ce lieu | qu’Isabelle m’avait confié son piano numérique du temps où nous vivions chacun dans notre appartement — c’était lien symbolique

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