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je me souviens

je me souviens | compilation 10

je me souviens de ce clochard à Rennes, qui avait tenu à m’expliquer, tout en mangeant une boîte de raviolis froides, comment survivre dans la rue — la veille, j’avais assisté à plusieurs concerts au festival des Transmusicales et
assez peu dormi — ses conseils portaient sur la nécessité d’avoir un compte à la Poste, de bonnes chaussures de marche, une couverture et un couteau| du couple qui est passé pendant qu’on discutait, endimanchés, une boîte de gâteaux achetés chez le pâtissier à la main, mais surtout de leur petite fille, marchant entre eux deux et leur tenant la main, comment elle s’est retournée sur nous, et gardé longtemps son regard dans notre direction, avant qu’un de ses parents, sans même avoir besoin de se tourner, lui ordonne de regarder devant elle : nous étions ce qu’il ne fallait pas voir, assis à hauteur de trottoir | je me souviens, lors d’une visite à l’hôpital psychiatrique d’Orléans, avoir longé, au fond du parc, un enclos grillagé protégé par une porte cadenassée : c’était le cimetière de ceux qu’on avait abandonnés là, qu’on avait cru devoir maintenir dans une enclave jusque dans la mort, l’illusion d’un hors du monde, enfermés à jamais | je me souviens de ce gars qui, un soir, dans un kebab, m’a déclaré
avoir été celui qui se trouvait sous le costume de Casimir, l’espèce de dinosaure que je regardais gamin chaque soir à la télé : vu son âge c’était possible — et je me suis dit qu’il serait curieux d’avoir trouvé que ça comme aliment pour une mythomanie : si le gars n’a pas menti, il s’appelait Régis Fassier — c’est la mémoire du web qui me l’apprend | je me souviens que Nathalie Sarraute se méfiait des souvenirs d’enfance : ce n’est pas seulement remonter dans le temps qu’il faut, mais dans ce qui se tient à l’écart, et vibre dans sa gangue de silence | je me souviens de ce copain qui avait choisi de traiter de l’addiction alcoolique pour sa thèse de médecine, du gars qui était une connaissance de comptoir, venu lui confier son expérience dans ce domaine avant de se suicider | je me souviens que ma mère disait dorne pour désigner son giron | je me
souviens de ce matin avec ma fille, où elle a pris en notes tous ces mots de la langue vieille qui me remontait en mémoire — je devrais peut-être dire langue maternelle | je me souviens de cette anecdote de mon père, datant de son service militaire en Allemagne en 47 : Leclerc était passé dans la caserne afin de recruter des volontaires pour partir en Indochine — mon père évoquait ce gars qui s’était engagé, malgré la presque certitude d’aller vers la mort — il lui avait dit : j’ai rien à perdre — mon père terminait toujours en précisant : c’était un gars de l’Assistance | je me souviens, dans le quartier de Haight Ashbury à San Francisco, de cette vieille femme qui mendiait dans sa robe mauve | elle avait sans doute dansé dans la rue trente ans plus tôt | je me souviens des boîtes à chaussures sur lesquelles je tendais des élastiques de différentes
grosseurs, sortes de guitares rudimentaires | que les élastiques qui entouraient les bottes d’asperges faisaient d’excellentes basses | je me souviens de mon arrivée à Orléans : j’étais descendu aux Aubrais sans comprendre qu’il fallait prendre une navette pour rejoindre la gare du centre-ville —j’ai traîné sur les quais pendant une bonne heure — c’était comme un faux départ | je me souviens de ce concert à Dourdan où des punks à iroquoise m’avait barbouillé le visage de Nutella, et comment nous avions ri | des klaxons dits à l’italienne, dont la vente était autorisée mais l’installation interdite — ils émettaient plusieurs mélodies, notamment celle du pont de la rivière Kwaï | des phares à longue portée sur les calandres avant des voitures | des flippers mécaniques et de leur esthétique qui nous ramenait aux années soixante | des salles de jeux, avec flippers et jeux vidéo, billards et baby-foot | que les salles de jeu à Cholet
étaient des lieux de deal | de l’odeur âcre à vomir de la sucrerie d’Artenay quand j’arrivais au collège le matin | que lorsque nous roulions en hiver sur la nationale 20 pour aller au collège, longeant les champs labourés, Guy disait que la Beauce avait sorti son grand paillasson | de ce rêve récurrent situé dans l’appartement que j’ai occupé dans le centre d’Orléans : systématiquement je constate que le lieu a été transformé sans qu’on m’ait prévenu — la dernière fois, je cohabitais avec une voiture dans une sorte de salle à manger équipée d’un portail de garage | je me souviens de couscous Garbit, c’est bon comme là-bas, dis ! | je me souviens de des pâtes, des pâtes, oui
mais des Panzani !
— et d’autres sans doute qui ne demanderaient qu’à remonter à la surface — c’est comment qu’on se vidange la tête ? | je me souviens que Baudelaire rêvait d’écrire Mon cœur mis à nu, mais jusqu’où aller dans le dire, jusqu’où bousculer le taire ? | je me souviens des enveloppes conservées pour écrire dessus, souvent faire des calculs — et des cartons roses du papier toilette sur lesquels ma mère écrivait ses listes de courses | je me souviens que ma grand-mère paternelle conservait les sacs en papier dans lesquels étaient vendus les fruits et légumes —elle prenait bien soin de les plier | je me souviens des petits vieux de l’hospice qui venaient à la gare récupérer des mégots qu’ils dépiautaient pour se rouler leurs cigarettes — ils fumaient en silence sur un banc, échangeaient quelques mots de temps en temps, commentaient le peu qui se passait autour — je les voyais chaque fois que j’allais photocopier un document | je me souviens que longtemps je ne suis allé à la gare que pour le photomaton et la photocopieuse qui s’y trouvaient

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