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je me souviens

je me souviens | compilation 7

je me souviens du grand Fred qui, lorsqu’il avait bu, cassait un verre et s’entaillait le visage — il avait été opéré pour une tumeur au cerveau | de sa copine qui habitait un grand appartement dans Paris avec sa sœur, les filles d’un industriel allemand | que Fred, quand il touchait son RMI, achetait de la coke et allait aux putes | que le père de Fred, qui avait des responsabilités au PS, lui avait trouvé un boulot de dessinateur pour le journal de la fédération française de tennis | on peut dire que ce gars-là a joué un rôle dans mon éducation sociale et politique | de ce gars qui s’occupait d’un studio de répétition vers Oberkampf et qui, au moment où on payait, ouvrait une ancienne boîte de gâteau en ferraille en disant, ralenti par la came : je cherche ma menue monnaie | de Babary, le marchand de vin, de son vieux camion Citroën aux parois latérales en bois | de son geste pour déplacer les barriques, et de la ceinture qu’il portait pour ses reins | de l’odeur du vin dans le garage quand mon père le mettait en bouteille | qu’à un moment les barriques ont été remplacées par des casiers de bouteilles — du vin d’Algérie — du à étoiles — je n’avais jamais remarqué le potentiel poétique de l’expression à étoiles | qu’il rédigeait sa facture assis à la table de la salle à manger — on lui servait un premier verre de vin, dont il prenait quelques lampées avec un air concentré, avant de dire : c’est pas parce que c’est le mien, mais c’est vrai qu’il est bon |
qu’il portait une cotte avec une poche fermée d’une fermeture éclair au niveau de la poitrine | que c’est de là qu’il extrayait le crayon et le papier qui lui servaient à faire ses comptes | qu’il refaisait ses calculs à plusieurs reprises tout en buvant à petits coups répétés, ce qui lui permettait de boire plusieurs verres, ce dont mes parents s’amusaient une fois qu’il était parti | que sa maison et son entrepôt avaient été détruits par un incendie | autre apprentissage du fragile | je me souviens de cet homme m’observant depuis la rue derrière le portail de la cour de l’école, me regardant jouer derrière ses lunettes noires, et la peur qu’il m’avait inspirée à me suivre ainsi dans mes mouvements, lui immobile et sans un geste — j’avais appris ensuite qu’il s’agissait de mon grand-père — image gravée — et ce que ça dit de la distance | des pétales de camélia tombées sur le buffet de la salle à manger | du cendrier où figurait une vue de Lourdes, et dans lequel ma mère déposait boutons et trombones. | de l’expression le temps s’aberneuzit | du magasin de prêt à porter, du vendeur efféminé ajustant le
pantalon à la taille, préparant l’ourlet, des aiguilles aux lèvres | qu’en matière de vêtements l’expression de ma mère était du classique | de la fermeture de la Poste en centre-ville, de l’ancienne mairie vendue pour devenir une brasserie, du théâtre vendu pour devenir un hôtel | de la ferme qui s’appelait les peines perdues, la beauté du nom et ce qu’il renfermait de désespoir — c’était là qu’était née ma grand-mère | dans cette ferme d’une boîte en fer blanc où se trouvaient des gâteaux rassis | je me souviens du vigile qui passait me voir la nuit à la station, ses cheveux peignés en arrière et gominés, sa veste d’uniforme bleu marine — sa femme l’avait quitté, et à sa façon de parler de
cette séparation, on comprenait qu’elle était à l’origine de son travail de nuit, que de jour ça n’aurait plus été possible, que c’était trop difficile d’affronter la vie en pleine lumière, que maintenant sa place c’était l’envers du décor, qu’aucun retour en arrière était possible | je me souviens qu’il lui arrivait de se stationner en face de la station pendant ses temps de pause, tous phares éteints : lui et son berger allemand veillaient sur moi — une sorte d’ange gardien bénévole | je me souviens que dans une des églises de Cholet les hosties étaient fabriquées à base de maïs — soudain Dieu avait un autre goût, moins fade, un peu écœurant — que mes premières tentatives d’écriture furent
pour décrire l’évanouissement de ma grand-mère et la micro sieste de mon père après déjeuner, dos rond et tête posée sur ses avant-bras qu’il levait un instant quand ma mère passait l’éponge sur la toile cirée | je me souviens du cliquetis de la chaîne du palan pour soulever moteur ou boîte de vitesses | de la tante de mon père qui, à chaque repas de famille, prenait en charge les fonctions qui me paraissaient indissociables du souvenir et du récit | de cette cousine de mon père qui, sous le porche de l’église, tandis que les pompes funèbres plaçaient le cercueil dans le corbillard, s’est plantée devant moi pour me dire à quel point je lui ressemblais — elle ne sait sans doute pas la dynamique qu’elle a suscitée ce jour-là | je me souviens que le jour où j’ai eu l’accident avec la R17, j’écoutais un album de T Rex — je ne l’ai plus jamais écouté depuis en voiture | je me souviens que Marc Bolan s’est tué dans un accident de voiture | je me souviens de cette femme, à Arles, qui était venue s’asseoir près de moi
sur le banc d’un jardin public — j’effectuais mon premier mois de service militaire à Salon de Provence et j’étais parti en vadrouille pour le week-end — le matin, j’avais visité le cimetière des Alyscamps | je me souviens qu’elle avait évoqué la mort de son mari, et qu’elle avait dit : depuis, je me languis | je me souviens de l’usage inhabituel du verbe, pour moi le gars de l’ouest — je crois que nous avions la solitude en partage | je me souviens de l’auberge de jeunesse de Tarascon, de la méfiance mêlée de peur de la fille un peu baba qui la dirigeait, parce que mon crâne rasé et que je voyageais seul et sans bagages. | je me souviens m’être dit récemment que cette série résulte de l’infusion de la mémoire mais aussi de beaucoup de tentatives d’écriture précédentes | je me souviens de l’éboulis que j’ai tenté de traverser dans les Alpilles, et de la main
qui m’a retenu dans ma chute — un apprentissage de la mort et de l’amitié | de la soupe aux pois chiches de chez Ben Histi boulevard de Belleville, et de la réflexion du serveur nous disant qu’on avait raison de venir tard, parce que c’était le fond de la marmite qui était le meilleur — elle était servie dans un saladier | du foyer d’immigrés près du siège du PCF, où il était possible manger pour 5 francs un morceau de poulet accompagné de bananes plantains | des marmites posées sur un trépied et des bouteilles de gaz | je me souviens que pour avoir un Coca en plus, il fallait d’abord montrer qu’on avait de quoi le payer | que la salle à manger était un sous-sol gris ciment | je me souviens des thés à la menthe bus sur le trottoir boulevard de Belleville, du soleil d’automne et des bouquets de menthe emballés dans du papier journal | qu’à la fin de l’Assommoir, les arbres des grands boulevards sont encore pas plus haut
qu’un homme | de l’affichette sur une palissade, à propos d’un chien qui a été perdu, de la récompense proposée, de la violence sociale ainsi dite

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