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je me souviens

je me souviens | compilation 6

je me souviens de ce marchand de bestiaux qui était client à la station, et qu’on avait surnommé non de djou non de djou | que les pompiers l’avaient ramassé un soir en bord de nationale, saoul comme un cochon au volant de sa
voiturette sans permis — les billets de banque qu’il dissimulait dans un agenda à couverture noire s’étaient répandus autour de lui et dans le fossé | qu’il portait une veste et un pantalon noir, avec un liseré blanc au long de la jambe, un des derniers à porter la tenue du marchand de bestiaux | qu’il avait raconté avoir participé à la guerre d’Espagne — je n’ai jamais su si sa haine revendiquée des communistes révélait un anarchiste, ou un supplétif des troupes franquistes | que, refusant de payer ses impôts, il s’était fait saisir la plupart de ses terres | qu’une fois il transportait une chèvre dans sa voiturette | que dans mon imaginaire d’enfant je l’associais au Gargamel des Schtroumpfes, et qu’il me faisait un peu peur — aujourd’hui, je lui trouverais plutôt une ressemblance avec Céline | je me souviens que ma mère, quand une lampe était allumée inutilement, employait l’expression tu brûles le jour | qu’il était de bon ton d’associer l’économie d’électricité à une radinerie paysanne — et qu’il m’est arrivé à l’occasion d’affirmer qu’en effet je n’étais pas un bourgeois | qu’en France on n’a pas de pétrole mais on a des idées | que lors de la dernière conversation que j’ai eue avec mon père, il a tenu à me raconter ses débuts à l’usine, comment c’était difficile pour lui de s’adapter à une autre vision du travail : il n’était pas question pour ses collègues de travail bien fait, mais d’échapper au maximum à la contrainte d’un travail qui n’avait pas de sens, et à l’exploitation dont ils avaient conscience — ce qui se traduisait notamment par des passages au café quand ils allaient charger des wagons de marchandise à la gare | qu’il a ressenti le besoin de me parler de sa grand-mère maternelle qui, à l’annonce de son embauche à l’usine, lui avait lancé : Si tu n’as rien de mieux à faire dans la vie ! — je crois qu’il ne s’en est jamais guéri | que nous savions tous deux en nous serrant la main que ce serait la dernière fois, de la buée dans ses yeux et les miens, et de notre silence | je me souviens des banderoles de couleur qu’on accrochait à la station au moment des départs en vacances | que mon oncle écoutait la retransmission du défilé du 14 juillet sur son transistor en attendant les clients, et tapait du pied au son de la musique militaire | des bandes dessinées et des bouquins de la collection Folio distribués comme cadeaux publicitaires qu’il nous avait offerts à moi et mes frères — étrange que ce soit par son intermédiaire que des livres soient entrés dans la maison | de la station-service Total en Légos blancs | d’un plein sac de camions citernes miniatures dans le sous-sol de mon oncle — mais il était tout juste trop tard pour que j’aie encore le goût de jouer avec — et la pointe de regret que ce trésor ait dormi là, inutile | avoir acheté les Pensées de Pascal dans le supermarché près de chez mes parents — c’était une édition soldée | avoir été abonné au Magazine littéraire et y avoir lu tout un tas de critiques de bouquins vers lesquels ensuite je ne suis jamais allé | je me souviens m’être dit récemment que les deux premières occurrences de cette série ont quelque chose de fondateur | de ce petit oiseau que j’avais trouvé étourdi dans le jardin, comment je l’avais ramassé et tenu dans ma main, sa chaleur frissonnante, et comment au bout d’un moment il avait réussi à s’envoler | chaque fois que j’y repense, comme l’impression d’un rêve | de cette tourterelle qu’avaient adoptée mes frères, et comment je l’ai libérée de sa cage | d’une tortue qui avait débarqué dans le jardin, supposée abandonnée par des vacanciers — elle était restée un peu, puis était repartie | des génisses aux grands cils qui venaient boire dans l’abreuvoir que je remplissais avec un tuyau d’arrosage | du bruit de leur souffle pendant qu’elles buvaient | des porteurs noirs dans Tarzan qui souvent tombaient au fond d’un piège creusé sur le chemin | je me souviens qu’on disait que Johny Weissmuller était devenu fou, ce qui ne cadrait ni avec son corps de nageur ni avec nos représentations de la folie | des westerns où les Indiens se rassemblaient en haut d’une colline avant de dévaler en hurlant | du sentier de la guerre et des peintures sur les visages | des coups de feu et des chevaux qui se couchent dans la poussière, des chariots disposés en cercle, et du regard féroce qu’avaient les Indiens quand ils s’approchaient d’une femme blanche | des coiffes que je me fabriquais avec des plumes de dindon ou de poule | des poules mortes tenues par les pattes et plongées dans un seau d’eau bouillante avant de les plumer | du goût sucré des carottes quand on mangeait de la poule au pot | que ma mère disait qu’Henri IV voulait que les Français mangent de la poule au pot tous les dimanches — un bout du roman national
qu’elle avait dû apprendre par cœur | que mon père savait réciter les généalogies présentes dans la Bible — c’était étrange, dans sa bouche, cet exotisme des noms | de mon père évoquant les parties de pêche au Marillais avec son père, le trajet à vélo, la bouteille de limonade et la bouteille de blanc accrochées à une ficelle et tenue au frais dans l’eau | sans doute un des rares moments de bonheur qu’ils aient eus ensemble | avoir imaginé qu’ils auraient pu croiser Louis Poirier sur les eaux étroites de l’Èvre | que la femme qui tenait le café du Marillais s’appelait la vieille Hortense | de mon père racontant comment après une journée de moisson il s’était battu avec son frère qui
gardait la lampe allumée pour lire Shakespeare | du récit que son frère m’a fait de son séjour aux États-Unis la dernière fois que nous nous sommes vus — et qu’il m’a dit que leur père était dur, très dur, particulièrement avec le mien, qui était déjà mort — toujours la force de ces dernières fois | que mon oncle plaisantait avec ses enfants du fait que le funérarium de sa commune soit placé près d’une enseigne de surgelés | du journal Le Monde placé sur une desserte quand nous allions déjeuner chez eux le dimanche — le symbole que ça représentait | du petit-déjeuner avant d’aller soutenir ma thèse, de mon père assis en face de moi et trempant ses tartines beurrées dans son bol de café, me disant que je n’avais pas à m’en faire, et moi incapable de prendre ça pour un encouragement | de retour de la soutenance, de mes parents continuant l’une
de faire la vaisselle et l’autre de l’essuyer | que mon père, lors de ses dernières années de travail, parlaient de ces gars qui se baladaient dans l’usine avec des attaché-case — le mot et l’objet semblaient résumer pour lui la catastrophe à venir | je me souviens du mot restructuration | que ces gars à attaché-case voulaient installer des tapis roulant pour réduire la main d’œuvre — depuis j’ai appris le mot mécanisation | qu’il y avait des courants d’air sur les quais de chargement, et que c’était pas terrible pour des corps en sueur | des gars qui se faisaient des cachettes entre les cartons pour aller cuver leur vin plutôt que charger les camions | du mot cariste | des chauffeurs routiers qui ne voulaient plus aider au chargement, qui la plupart du temps dormaient dans leurs cabines | de mon père racontant que face au fils du patron venu faire un stage dans l’usine, il avait eu cette phrase : Monsieur, vous devriez demander à votre mère de coudre vos poches | de mon père décrivant un autre fils du patron sortant de l’usine en voiture décapotable, une jeune femme à ses côtés, l’autoradio diffusant ce qu’il appelait de la musique douce | de mon père évoquant la lettre recommandée lui annonçant sa pré-retraite | qu’il répétait que sur le papier il n’était pas question de pré-retraite mais de licenciement | qu’il répétait après 30 ans de boîte | qu’il disait que chaque nuit, dans ses
rêves, il allait chercher du travail | qu’il disait : ils m’ont mis sur une voie de garage | que pendant ses insomnies, il préparait sa journée de travail | que ma mère lui disait qu’il en faisait trop pour la considération qu’il en obtenait | avoir recopié au marker noir et affiché dans ma chambre ce poème de Prévert où il écrit tu crois pas que c’est un peu con / de donner une journée pareille à un patron ? | que le pneumologue expliquait l’état des poumons de mon père par les poussières de carton inhalées au travail

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