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je me souviens

je me souviens | compilation 9

je me souviens de l’inauguration de l’Intermarché | des cavaliers déguisés en mousquetaires faisaient des allers-retours dans le parking | d’avoir gagné à cette occasion un cendrier — je n’avais pas dix ans —j’étais heureux d’avoir parlé dans le micro de l’animateur | de la Micheline qui reliait Cholet à la gare d’Angers — c’était comme le signe d’une bascule dans le passé | du vendredi des cendres, l’énigme que constituait l’expression | des touristes anglais qui tentaient de faire demi-tour sur la nationale devant la maison, et les accidents qui s’ensuivaient | des chiens attachés à de longues chaînes dans les casses automobiles | des empilements de carcasses de voitures, et m’être demandé comment ça pouvait bien tenir | qu’au garage qui jouxtait la station, on appelait graissage l’ancienne grange où se trouvait le pont hydraulique | que la pièce d’à côté, qui servait aussi d’atelier, avait conservé son nom paysan de loge | du cliquetis des roulements à billes de l’équilibreuse pour les roues | du bac rempli de sciure de bois, de plonger la main dedans et de jeter la sciure sur l’huile de
vidange répandue au sol | du bruit de courroie du compresseur quand il se mettait en route | je me souviens du bang des avions militaires passant le mur du son — et de n’avoir jamais compris cette expression | de la rumeur à propos de Revolution des Beatles, qu’il existerait une version où Lennon chantait you can count me in | du gars de Lutte ouvrière qui venait à la sortie du lycée et agitait le fantasme de la lutte armée | du jeu des osselets dans la cour de l’école | de la fumée de l’usine Michelin qui était un moyen sûr de connaître la direction du vent | des clochards qui venaient frapper à la porte d’entrée de la maison, puis leurs pas qui résonnaient sur l’escalier en ciment | de souvenirs de mes parents | de ma mère racontant les soldats allemands dans la cour de la ferme, se lavant autour du puits, torses nus — et le choc que ça avait pu être
quand la pruderie catholique battait encore son plein dans les Mauges | d’un fusil caché dans le blé — et de la réquisition des vélos | de la peur quand l’aviation anglaise venait bombarder la gare et les lignes de chemin de fer à quelques kilomètres de la ferme | de mon père au volant d’un camion en Allemagne pour rapatrier de l’or vers la banque de France — et qu’il ait calé | des mots allemands dont il se souvenait, Kartofeln, Fraulein, raus | qu’il échangeait cigarettes et chocolat en échange du ménage du bureau dans lequel il était affecté | qu’il disait à propos des Allemands : Ils avaient plus rien | je me souviens d’un chauffeur routier qu’on avait surnommé Piaf à ma pote
parce qu’il s’occupait de l’oiseau d’une amie quand elle partait en vacances | qu’il aimait dire : J’ai encore pas usé beaucoup mes draps cette semaine — les boîtes noires n’existaient pas encore des essais de voiture avec mon oncle, pied au plancher sur la nationale toute droite | quand il m’emmenait à l’école le matin, ce bureau de tabac avec un panneau pour la loterie des gueules cassées, le mystère d’un mot interdit s’étalant sur la vitrine | qu’on écoutait Cocaïne repris par Clapton sans en comprendre les paroles | que mon père allait parfois boire un coup le vendredi soir dans un bistrot qu’il avait surnommé le chat crevé | des surnoms qu’il utilisait pour parler de ses collègues, le chien, l’évêque, Zorro, l’horloge | qu’il appelait un des clients de la station la
seille
, un gars avec une bedaine énorme causée par la bière — fin saoul chaque fois qu’il venait faire le plein, il prétextait avoir oublié ses lunettes et me demandait de remplir son chèque | de ces gars qui demandaient 45 francs de super et faisaient un chèque de 50 — avec la monnaie, ils allaient boire des coups en cachette de leur femme | de la surprise d’avoir lu le mot seille dans un incipit de Faulkner traduit par Coindreau — la langue vieille qui avait cours dans la famille pouvait s’inscrire sur une page | des débats pour savoir si Lynyrd Skynyrd était un groupe raciste ou pas | des cours où on écoutait Dark side of the moon pendant qu’on dessinait — le prof installait la platine sur l’estrade, les deux petites enceintes disposées de chaque côté | de l’odeur de poussière
et de renfermé le lundi matin quand j’entrais dans la chambre de la résidence
universitaire | d’’avoir paniqué parce que je ne réussissais pas à ouvrir la porte de ma chambre universitaire — d’avoir insisté, avant de comprendre que je m’étais trompé d’étage —c’était apprentissage de l’uniformité | je me souviens que me mère craignait qu’on ne mêle la serrure —jamais entendu l’expression ailleurs — exemple de sa pensée magique | qu’elle était persuadée que sa belle-sœur, la femme de son frère qui tenait la station-service, possédait le grand Albert | qu’elle m’avait mis en garde, en m’expliquant que c’était un livre dont on ne pouvait plus quitter la lecture une fois qu’on l’avait commencée — et fait comprendre qu’alors on devenait sorcier | je me souviens de ce souvenir de ma mère, rentrant adolescente de la messe avec sa famille, et découvrant un de leurs proches voisins quittant brusquement le jardin de leur
ferme : il était venu jeter un sort | de souvenirs de mes parents à propos de charrette de foin qui se renverse, de vache qui n’ont plus de lait, de lait qui tourne — sorcellerie — d’avoir fabriqué un peu de beurre en CE1 — l’institutrice sortait d’une ferme | de réciter mes leçons à ma mère qui n’entendait rien à l’anglais ou au latin | d’avoir dicté à ma mère les bulletins scolaires du troisième trimestre —j’étais stagiaire et m’étais brisé l’omoplate un samedi soir | d’un souvenir de mon frère se faisant frapper la tête sur le tableau par son institutrice | qu’on avait l’habitude de dire qu’on ne peut pas se souvenir de tout | du bruit de la glace qui se brise quand le corps est tombé dans un canal à Amsterdam, dans la nuit du premier janvier | d’un reportage du journal télévisé où un gars braillait skinhead skinhead tu es le plus fort / skinhead skinhead car tu n’as pas tort | que les cloches volaient dans le ciel pour Pâques | des discussions pour différencier pop et rock | des playlists enregistrées sur cassettes pour les fêtes le samedi soir | des mercredi après-midi chez un copain à enregistrer les vinyles de son frère aîné qui travaillait —on mettait le son très bas parce que son père faisait les 3/8 chez Michelin | de mon père expliquant que les gars de l’usine qui travaillait au-dessus des bains de chrome buvaient beaucoup de lait pour se désintoxiquer l’organisme | d’être monté dans une traction avant — les sièges n’avaient plus de garniture, il fallait s’asseoir sur des ressorts | du M et du B brodés sur les draps, le hasard que les initiales des noms de mes parents soient aussi celles de mon nom et de mon prénom | je me souviens comment je passais le doigt le long des lettres épaisses | du bouillon et des biscottes quand j’étais malade, du plateau posé sur les draps, de l’équilibre instable | de la méthode à Dadi, d’avoir vite abandonné le picking au profit des diagrammes d’accords | je me souviens comment j’apprenais les accords avec les yeux fermés | de la méthode écrite par B.B. King, où il disait que sans la guitare il serait sans doute allé en prison | du dédain répandu pour le blues, de l’argument que seulement trois accords suffisaient | du jeu de mots à propos des amplis marche mal | des bootlegs de Deep Purple où ils jouaient du Beethoven, du respect que ça engendrait dans les esprits, comme si ça suffisait pour faire d’eux des musiciens supérieurs aux autres | d’avoir actionné la sonnette de Louis Poirier et attendu boule au ventre | que nous avons parlé deux chevaux, de la possibilité qu’elles offraient de rouler partout, y compris d’emprunter les chemins de traverse | de lui avoir confié que je voulais écrire, comme si ça suffisait pour se mettre au travail | qu’il m’avait conseillé d’avoir une profession en parallèle de l’écriture | de sa phrase, sinon ils vous feront publier jusqu’à vos fonds de tiroir | que l’ameublement du salon était quasi le même que chez une tante de mon père | qu’il se tenait à contre-jour devant la fenêtre qui donnait sur la Loire, comme
souvent ses personnages gagnés par l’âge | de ma surprise quand, suite à mon
courrier, il avait appelé à la maison pour nous convenions d’un rendez-vous | de son écriture serrée sur les bristols —et d’une lettre aussi | que mon père disait qu’un jour ça vaudrait des sous ces trucs-là | que ma mère découpait dans Ouest France chaque article en relation avec Gracq — et les conservait dans le tiroir central du buffet | des paires de nunchakus glissées sous les blousons, de la vitesse et de la précision des mouvements | de Bruce Lee, sans avoir jamais vu un de ses films | des morceaux de tuyau d’arrosage dans lesquels était coulé du ciment pour faire une matraque | des camions de bestiaux qui passaient sur la nationale pour le marché du lundi | des vitres avant de la 2CV qui te retombaient sur le bras | de mon premier concert, dans un bar
près de Jussieu — avec l’argent du chapeau, on avait invité le public à boire des bières chez Christophe — et on avait continué de jouer | du bluesman dont on avait fait la première partie à Saint-Macaire —il avait perdu deux dents pendant son concert | de l’article de Ouest France intitulé blues, poésie et anarchie | du gars qui était venu sur scène pour citer Brecht — c’était une veille d’élections | de cette fête à Sarzeau où on avait été invité en échange d’un concert | du premier soir, à notre arrivée chez celle qui nous hébergeait — l’urne où se trouvaient les cendres de sa copine, la présence que c’était | d’un flipper qui jouait le riff de Satisfaction | de mon père évoquant de temps à autre un collègue qui allait visiter son frère à l’asile — et combien c’était dur | de sa courte sieste le midi, assis à la table, sa tête posée sur ses avant-bras, le dos rond |de ma mère disant souvent, par dérision je crois, c’est triste la vie d’artiste | de ces mercredi après-midi, adolescent, assis sur une moquette, le dos calé au mur, à écouter les mêmes vinyles | des séances d’affûtage de couteaux et d’outils, comment il fallait actionner la manivelle avec grande régularité | du bruit de l’acier sur la pierre mouillée d’eau | de l’aveugle qui venait déjeuner dans une brasserie à Angers | d’avoir eu froid quand j’ai dormi une nuit d’été à la gare d’Angers, retour d’Andalousie | je me souviens que le
matin on avait bu un café au bar de l’Univers | que pendant les grèves étudiantes de 86, les journaux titraient sur un possible nouveau 68 — ou comment la numérologie l’emporte sur l’analyse | que ma mère s’amusait parfois à nous lire à voix haute l’horoscope publié dans Ouest-France | du feuilleton publié dans le Courrier de l’Ouest auquel était abonné ma grand-mère — c’était étrange, ces pages d’un mauvais roman disposées en colonnes, à lire de haut en bas

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