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traversée Balzac

Les employés ou la femme supérieure

Où comme toujours tout tient au nom  :

Mademoiselle Leprince n’avait aucune objection contre son prétendu : il était jeune, amoureux et beau ; mais elle ne voulait pas se nommer madame Rabourdin. Le père dit à sa fille que Rabourdin était du bois dont on faisait les ministres. Célestine répondit que jamais homme qui avait nom Rabourdin n’arriverait sous le gouvernement des Bourbons etc. etc. Forcé dans ses retranchements le père commit une grave indiscrétion en déclarant à sa fille que son futur serait Rabourdin de quelque chose avant l’âge requis pour entrer à la Chambre. Xavier devait être bientôt maître des requêtes et secrétaire-général de son Ministère. De ces deux échelons, ce jeune homme s’élancerait dans les régions supérieures de l’administration, riche d’une fortune et d’un nom transmis par certain testament à lui connu.

Tout cela pour aller au bois de Boulogne dans une charmante calèche, pour marcher de pair avec madame Delphine de Nucingen, pour élever son salon à la hauteur de celui de madame de Colleville, pour être invitée aux grandes solennités ministérielles, pour conquérir des auditeurs, pour faire dire d’elle : Madame Rabourdin de quelque chose (elle ne connaissait pas encore sa terre), comme on disait madame Firmiani, madame d’Espard, madame d’Aiglemont, madame de Carigliano ; enfin pour effacer surtout l’odieux nom de Rabourdin.

Je l’inviterai à mon premier bal, n’est-ce pas ? Votre femme supérieure arriverait quand j’aurais de ces dames qui viennent ici pour se moquer de nous, et qui entendraient annoncer madame Rabourdin.
— Mais n’annonce-t-on pas madame Firmiani chez le ministre des Affaires Étrangères ?
— Une femme née Cadignan !… dit vivement le nouveau comte en lançant un coup d’œil fou-droyant à son Secrétaire général, car ni lui ni sa femme n’étaient nobles.

Elle est décidément très-bien, votre petite dame, dit la marquise au Secrétaire-général, il ne lui manque que votre nom.
— Oui, son seul tort est d’être la fille d’un commissaire-priseur, elle périra par le défaut de nais-sance, répondit des Lupeaulx

Où Balzac s’intéresse à l’administration  :

Xavier avait d’abord été profondément ému par les misères qu’il avait reconnues dans l’existence des employés, il s’était demandé d’où venait leur croissante déconsidération ; il en avait recherché les causes, et les avait trouvées dans ces petites révolutions partielles qui furent comme le remous de la tempête de 1789 et que les historiens des grands mouvements sociaux négligent d’examiner, quoiqu’en définitif elles ayent fait nos mœurs ce qu’elles sont.

Il se faisait en France un million de rapports écrits par année ; aussi la bureaucratie régnait-elle ! Les dossiers, les cartons, les paperasses à l’appui des pièces sans lesquelles la France serait perdue, la circulaire sans laquelle elle n’irait pas, fleurissaient. La bureaucratie commençait à entretenir à son profit la méfiance entre la recette et la dépense, elle calomniait l’administration pour le salut de l’administrateur. Enfin elle inventait les fils lilliputiens qui enchaînent la France à la centralisation parisienne, comme si, de 1500 à 1088, la France n’avait rien pu faire sans trente mille commis.

Où les pays sont mortels  :

Certes un pays ne semble pas immédiatement menacé de mort parce qu’un employé de talent se retire et qu’un homme médiocre le remplace. Malheureusement pour les nations, aucun homme ne parait indispensable à leur existence. Mais quand tout s’est à la longue amoindri, les nations disparaissent. Chacun peut, par instruction, aller voir à Venise, à Madrid, à Amsterdam, à Stockholm et à Rome les places où existèrent d’immenses pouvoirs aujourd’hui détruits par la petitesse qui s’y est infiltrée en gagnant les sommités. Au jour d’une lutte tout s’est trouvé débile, l’État a succombé devant une faible attaque.

Où Balzac en défenseur des fonctionnaires  :

Mais quel problème difficile à résoudre que celui de la réhabilitation des employés au moment où le libéralisme criait par ses journaux dans toutes les boutiques industrielles que les traitements des employés constituaient un vol perpétuel, quand il configurait les chapitres du budget en forme de sangsues et demandait chaque année où allait le milliard des impôts. Aux yeux de monsieur Rabourdin l’employé relativement au budget était ce que le joueur est au jeu ; tout ce qu’il en emporte, il le lui restitue. Tout gros traitement impliquait une production. Payer mille francs par an à un homme pour lui demander toutes ses journées, n’était-ce pas organiser le vol et la misère ? un forçat coûte presque autant et travaille moins. Mais vouloir qu’un homme auquel l’État donnerait douze mille francs par an se vouât à son pays, était un contrat profitable à tous deux et qui pouvait tenter les capacités.

Où user du microscope d‘Hoffmann  :

S’il était possible de se servir en littérature du microscope des Leuvenhoëk, des Malpighi, des Raspail, ce qu’a tenté Hoffmann le Berlinois ; et si l’on grossissait et dessinait ces tarets qui ont mis la Hollande à deux doigts de sa perte en rongeant ses digues, peut-être ferait-on voir des figures à peu de chose près semblables à celles des sieurs Gigonnet, Mitral, Baudoyer, Saillard, Gaudron, Falleix, Transon, Godard et compagnie, tarets qui d’ailleurs ont montré leur puissance dans la trentième année de ce siècle.

Où l’écriture collaborative  :

Un auteur dramatique, comme peu de personnes le savent, se compose : d’abord d’un homme à idées, chargé de trouver les sujets et de construire la charpente ou scenario du vaudeville ; puis d’un piocheur, chargé de rédiger la pièce ; enfin d’un homme-mémoire, chargé de mettre en musique les couplets, d’arranger les chœurs et les morceaux d’ensemble, de les chanter, de les superposer à la situation. L’homme-mémoire fait aussi la recette, c’est-à-dire veille à la composition de l’affiche, en ne quittant pas le directeur qu’il n’ait indiqué pour le lendemain une pièce de la société.

Où le papillon n’en est pas un  :

La plus jolie plaisanterie, faite par Bixiou dans les Bureaux, est celle inventée pour Godard, auquel il offrit un papillon rapporté de la Chine que le Sous-chef garde dans sa collection et montre encore aujourd’hui, sans avoir reconnu qu’il est en papier peint.

Où le journal d’un être vide  :

Depuis son arrivée à Paris, il n’était jamais sorti de la ville. Dès ce temps, il avait commencé un journal de sa vie où il marquait les événements saillants de la journée ; du Bruel lui apprit que lord Byron faisait ainsi. Cette similitude combla Poiret de joie, et l’engagea à acheter les œuvres de lord Byron, traduction de Chastopalli à laquelle il ne comprit rien du tout. On le surprenait souvent au Bureau dans une pose mélancolique, il avait l’air de penser profondément et ne songeait à rien. Il ne connaissait pas un seul des locataires de sa maison, et gardait sur lui la clef de son domicile.

Bixiou s’avisa, par un jour de canicule, de graisser de saindoux l’intérieur d’un vieux chapeau que Poiret jeune (il avait cinquante-deux ans) ménageait depuis neuf années. Bixiou, qui n’avait jamais vu que ce chapeau-là sur la tête de Poiret, en rêvait, il le voyait en mangeant ; il avait résolu, dans l’intérêt de ses digestions, de débarrasser les Bureaux de cet immonde chapeau. Poiret jeune sortit vers quatre heures. En s’avançant dans les rues de Paris, où les rayons du soleil réfléchis par les pa-vés et les murailles produisent des chaleurs tropicales, il sentit sa tête inondée, lui qui suait rarement. S’estimant dès lors malade ou sur le point de le devenir, au lieu d’aller au Veau-qui-tette, il rentra chez lui, tira de son secrétaire le journal de sa vie, et consigna le fait de la manière suivant :

Aujourd’hui, 3 juillet 1823, surpris par une sueur étrange et annonçant peut-être la suette, maladie particulière à la Champagne, je me dispose à consulter le docteur Haudry. L’invasion du mal a commencé à la hauteur du quai de l’Ecole.

Tout à coup, étant sans chapeau, il reconnut que la prétendue sueur avait une cause indépendante de sa personne. Il s’essuya la figure, examina le chapeau, ne put rien découvrir, car il n’osa découdre la coiffe. Il nota donc ceci sur son journal :

Porté le chapeau chez le sieur Tournan, chapelier rue Saint-Martin, vu que je soupçonne une autre cause à cette sueur, qui ne serait pas alors une sueur mais bien l’effet d’une addition quelconque nouvellement ou anciennement faite au chapeau.

Monsieur Tournan notifia sur-le-champ à sa pratique la présence d’un corps gras obtenu par la dis-tillation d’un porc ou d’une truie. Le lendemain Poiret vint avec un chapeau prêté par monsieur Tournan en attendant le neuf ; mais il ne s’était pas couché sans ajouter cette phrase à son journal : Il est avéré que mon chapeau contenait du saindoux ou graisse de porc.

Où la presse à copier  :

Il s’était empressé d’aller chez le directeur d’un établissement autographique faire tirer deux exemplaires de ce travail au moyen d’une presse à copier, et possédait ainsi l’écriture même de Rabourdin.

Vers la fin de décembre, il fait souvent peu clair le matin dans les Bureaux, il en est même plusieurs où l’on gardait des lampes jusqu’à dix heures, Sébastien ne put donc remarquer la pression de la pierre sur le papier. Mais quand, à neuf heures et demie, Rabourdin examina sa minute, il aperçut d’autant mieux l’effet produit par les procédés de l’autographie, qu’il s’en était beaucoup occupé pour vérifier si les presses autographiques remplaceraient les expéditionnaires.

Où voir par une fenêtre  :

En arrivant au café Thémis, il dit à sa nièce que lui seul pouvait arranger l’affaire avec Gigonnet, et il la fit rester dans le fiacre, afin qu’elle n’intervînt qu’en temps et lieu. À travers les vitres, Élisabeth aperçut les deux figures de Gobseck et de son oncle Bidault qui se détachaient sur le fond jaune vif des boiseries de ce vieux café, comme deux têtes de camées, froides et impassibles dans l’attitude que le graveur leur a données. Ces deux avares parisiens étaient entourés de vieux visages où le trente pour cent d’escompte semblait écrit dans les rides circulaires qui, partant du nez, retroussaient des pommettes glacées.

Où déjà la réduction du nombre de fonctionnaires  :

Ai-je besoin, dit-elle, de connaître un plan dont l’esprit est d’administrer la France avec six mille employés au lieu de vingt mille ? Mais mon ami, fût-ce un plan d’homme de génie, un roi de France se ferait détrôner en voulant l’exécuter. On soumet une aristocratie féodale en abattant quelques têtes mais on ne soumet pas une hydre à mille pattes. Non, l’on n’écrase pas les petits, ils sont trop plats sous le pied. Et c’est avec les ministres actuels, entre nous de pauvres sires que tu veux remuer ainsi les hommes ? Mais on remue les intérêts, et l’on ne remue pas les hommes : ils crient trop ; tandis que les écus sont muets.

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