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micro-fictions

l’autre

J’aurais sans doute mieux fait d’y aller en voiture. On est vite suspect sur les trottoirs d’une zone commerciale, à en traverser à pieds les parkings. Surtout que pas grand plaisir à marcher là , avec ce sentiment de pas être à ta place. Une voiture s’est arrêtée à ma hauteur, deux types en sont sortis. J’ai pas vraiment fait gaffe. En tête j’avais des chiffres, ceux de ma taille pour les jeans et les t-shirts. Et comme c’est pas souvent que mets les pieds dans ce genre de magasins. Les deux se sont approchés. Il y en a un qui m’a serré le poignet. Tout est allé vite comme on dit. J’ai pas su quoi faire. Pas su quoi dire. C’était tellement énorme. Le gars qui me tenait a prononcé un nom en me regardant dans les yeux. Un nom que j’avais jamais entendu. Une suite de syllabes qui sonnait exotique. Moins maintenant. Parce qu’ils me l’ont suffisamment répété. Dans la bagnole d’abord. Puis au Centre. C’était comme à§a que à§a s’appelait. Le Centre. La voiture a passé un portail avec des flics en uniforme. On s’est garés dans une cour entourée de bâtiments. Il y avait deux ailes. Une pour les dortoirs et le réfectoire. L’autre pour les bureaux. Ils m’ont interrogé pendant des heures. Le jour comme la nuit. Au début ils me proposaient un interprète. Je leur ai dit que c’était pas la peine. Que je comprenais très bien puisque c’était ma langue. Ils ont souri. Ils voulaient que je sois l’autre, celui dont il m’avait donné le nom. Ils me répétaient ce qu’ils considéraient avoir été ma vie. Les endroits par où j’étais passé pour venir jusqu’ici. Les gens qui m’avaient aidé. Ceux que j’avais payés. Je leur avais donné mes papiers. Mon nom était écrit dessus. Le vrai. Pas celui dont il m’avait affublé. Rien n’y a fait. J’étais l’autre. Ils le savaient. Ils connaissaient tout de moi. C’est ce qu’ils me répétaient. Reprenant encore et encore leur récit. Les endroits où on m’avait repéré, arrêté, expulsé. Convaincus que à§a pouvait constituer une preuve. Mais je pouvais faire quoi ? Ma parole avait quel poids ? Ils me le disaient assez. J’étais rien et j’étais l’autre. J’ai cru m’en sortir en évoquant ma disparition. Ma compagne, ma famille avaient dû la signaler. Ils pouvaient aller demander qui j’étais à mon boulot. Un fonctionnaire comme eux. Et ma voiture ? On avait dû la retrouver sur le parking du supermarché. J’en avais les clés en entrant ici. On me les avait confisquées mais. C’est celui qui m’avait serré le poignet sur le parking qui a tout fait s’écrouler. En quelques mots. Il a commencé par me rassurer. Ils avaient rendu les clés de la voiture et les papiers qu’ils avaient trouvé sur moi à qui de droit. Avant d’ajouter qu’avoir été pris avec les papiers d’un disparu n’arrangerait rien à mon affaire. Bien au contraire. Alors j’ai fini par laisser tomber. De lassitude d’abord. Tout ça était si absurde. Et puis la vie est pas si compliquée que ça au Centre. Monotone mais plutôt tranquille. Ensuite a germé l’idée que je finirais bien par passer devant un juge. Lui comprendrait sans doute. Je pourrai lui expliquer qui j’étais. Ma vie d’avant. Quand j’avais encore mes papiers. Que c’est une erreur. Enfin j’essaierai.

(à partir d’un chapitre du Dante n’avait rien vu d’Albert Londres, « Je ne suis pas Ivan Vassili »)

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