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c’était fini

Je suis entré dans le jardin en fendant la foule massée devant les grilles. tous les bancs, toutes les chaises étaient occupés et il y avait une grande affluence dans les allées. Des jeunes gens étaient assis sur les balustrades et sur les marches qui descendent vers le bassin central, si nombreux qu’on ne pouvait plus accéder à cette partie du jardin. Mais cela n’avait aucune importance. J’étais heureux de me perdre dans cette foule et — selon l’expression de Jansen — de me fondre dans le décor.
Il restait assez de place — une vingtaine de centimètres — pour m’asseoir à l ?extrémité d’un banc. Mes voisins n’ont màªme pas eu besoin de se pousser. Nous étions sous les marronniers qui nous protégeaient du soleil, tout près de la statue de marbre blanc de Velléda. Une femme, derrière moi, bavardait avec une amie et leurs paroles me berà§aient : il était question d’une certaine Suzanne, qui avait été mariée à un certain Raymond. Raymond était l’ami de Robert, et Robert, le frère de l’une des femmes. Au début, j’essayais de concentrer mon attention sur ce qu’elles disaient et de recueillir quelques détails qui me serviraient de points de repère pour que les destins de Robert, de Suzanne et de Raymond sortent peu à peu de l’inconnu. Qui sait ? Par le fait du hasard, dont on ignorera toujours les combinaisons infinies, peut-àªtre Suzanne, peut-àªtre Robert et Raymond avaient-ils un jour croisé dans la rue ?
J’étais frappé d’une somnolence. Des mots me parvenaient encore à travers un brouillard ensoleillé : Raymond... Suzanne... Livry-Gargan... à€ la base... Pépin dans l ?œil... Ḕze-sur-Mer près de Nice... La caserne des pompiers du boulevard Diderot... Le flot des passants dans l’allée augmentait encore cet état de demi-sommeil. Je me rappelais la réflexion de Jansen : « Ne vous inquiétez pas, mon petit... Moi aussi il m’est souvent arrivé de tomber dans des trous noirs... » Mais là , ce n’était màªme plus un « trou noir » comme celui que j’avais éprouvé à dix-neuf ans à la terrasse du café de la Paix. J’étais presque soulagé de cette perte progressive d’identité. Je percevais encore quelques mots, les voix des deux femmes devenaient plus douces, plus lointaines... La Ferté-Alais... Cavaleur... Il le lui a rendu en gentillesse... Voyage autour du monde...
J’allais disparaître dans ce jardin, parmi la foule du lundi de pà¢ques. Je perdais la mémoire et je ne comprenais plus très bien le franà§ais car les paroles de mes voisines n’étaient maintenant à mes oreilles que des onomatopées. Les efforts que j’avais fournis depuis trente ans pour exercer un métier, donner une cohérence à ma vie, tà¢cher de parler et d’écrire une langue le mieux possible afin d’àªtre bien sà »r de ma nationalité, toute cette tension se relà¢chait brusquement. C’était fini. Je n’étais plus rien. Tout à l’heure, je me glisserais hors de ce jardin en direction d’une station de métro, puis d’une gare et d’un port. à€ la fermeture des grilles, il ne resterait de moi que l’imperméable que je portais, roulé en boule, sur un banc.
Modiano, Chien de printemps

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