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je me souviens

je me souviens | compilation 4

je me souviens que ma grand-mère, perdant la mémoire, lisait à voix haute les avis d’obsèques à plusieurs reprises au cours de l’après-midi | d’avoir joué avec elle à la mouche, un jeu de cartes dont j’ai oublié les règles —demeure cette expression : faire p’tit Jean | du stéréoscope qu’elle possédait, de la manette à actionner pour faire défiler les images | je me souviens d’images très colorées et du texte à lire en bas | qu’une des histoires proposées était Le Chat botté — et qu’il y avait aussi des images de la grotte de Lourdes | que mon frère avait fabriqué un projecteur diapo — il projetait les images sur une porte du sous-sol | qu’il s’agissait de diapositives données en cadeau avec un produit quelconque | je me souviens que mes parents ne possédaient pas d’appareil photo | du petit appareil que je m’étais offert grâce aux pourboires gagnés à la station-service — un petit Agfa rectangulaire | avoir déjà écrit à propos de cet appareil — comme sur beaucoup de ce que je dis ici ailleurs | que mon frère s’était offert un appareil photo de fabrication russe : un Zenit | je me souviens de ce buffet dans le sous-sol, près de la cuve à mazout, où se trouvaient la vaisselle de mes grands-parents — ça aussi, c’était apprentissage du temps et de la mort | je me souviens que mon père portait un bleu de travail | je me souviens des pièges pour attraper les moineaux | sous le préau de l’école primaire, de la porte qui donnait sur la cour du collège — il m’arrive encore parfois de la franchir en rêve | du gars qui avait une tante au couvent, et qui avait amené à l’école ce qui restait des plaques dans lesquelles étaient fabriquées les hosties |je me souviens qu’on appelait ça du pain d’ange — et d’un goût de papier doucereux | je me souviens que le frère de mon père a tenu à être enterré avec un peu de terre de la ferme d’un de ses oncles | de ma surprise à la découverte que mon oncle, sa femme et mon père, étaient nés la même année que Kerouac | d’une surprise similaire d’Isabelle quand je lui dis
qu’Hendrix aurait eu le même âge que son père | je me souviens qu’on appelait la mâche de la boursette | la ciboulette des appétits | que je ne savais pas trop ce qui tenait de la spécificité du lieu ou de la famille du point de vue de la langue |de ma première dictée en tant que prof : une élève m’avait dit que j’avais un accent | de la découverte dans un ouvrage d’Henriette Walter d’un son è spécifique aux Mauges —c’était comme une reconnaissance | de la pancarte de l’aire du héron cendré quand je rentrais de Paris par l’autoroute — le signal qu’il ne faudrait plus tenir trop longtemps les yeux ouverts | de la phrase rituelle du patron du bar de l’Agriculture : et un expresso
qui a fait omnibus
| de celui qui, après avoir enterré sa sœur, m’a expliqué en détails l’intérêt d’acheter son café en grains et de le moudre avec un moulin mécanique | de cette après-midi passée dans l’arrière-cour d’un bar de Saint-Chartier à accompagner à la guitare une fille venue de Tours qui chantait des ballades irlandaises — le plaisir de se mettre au service d’une voix | de l’étonnement du serveur de ce même bar quand John expliquait dans un français approximatif que nous commandions le pastis pour l’alcool et la bière pour la soif | de ces propos de repas de famille où on imaginait les morts revenir dans notre monde et constater sa folie | je me souviens avoir déjà évoqué beaucoup de ces souvenirs dans d’autres textes, à une époque où je croyais pouvoir creuser le tunnel de la fiction | m’être dit récemment que l’entreprise d’écriture que je mène ici pourrait s’apparenter à un tour du propriétaire avant fermeture définitive | de mes temps d’errance à travers un dictionnaire Larousse | des planches en couleurs, des drapeaux, des uniformes militaires et de l’évolution du costume à travers les âges | des pages roses avec leurs expressions latines et la traduction en face | d’avoir récité à ma mère vocabulaire et déclinaisons latines — et le malaise à l’entendre s’excuser de
n’y comprendre rien | je me souviens d’Éric et de sa plongée dans l’héroïne | de mon père ayant découvert son arrestation dans Ouest France, et me menaçant de mettre à la porte de la maison s’il apprenait que je me droguais | de ce patelin dont je tairai le nom où tant se fixaient, lycéens comme apprentis | que les chansons de Stéphane s’apparentaient à du Lamartine revisité par l’imaginaire baudelairien | qu’après avoir joué avec son groupe de métal dans son village de Vendée, une femme de sa famille lui avait demandé une mèche de ses cheveux afin de le désenvoûter : dans une de ses chansons il se disait fils de Satan | je me souviens de groupes de hard français aux
noms anglais : Speed Queen, Satan Jokers — et de Vulcain | d’avoir vu à Sancerre une affiche pour un de ces groupes de métal des années 80, sans me rappeler lequel — mais je sais que je l’ai noté dans mon journal filmé | je me souviens, sur mon 102 Peugeot, de la poignée d’accélérateur de marque Magura, qui permettait d’être à fond d’un coup de poignet | que mon frère avait couplé sur ma Dyane un moteur d’Ami 6 avec une boîte de vitesse de deux chevaux 4 | qu’on appelait ça une boîte courte | que ça permettait de griller au démarrage ce que j’appelais des voitures de bourgeois — qui me dépassaient rageurs un peu plus loin | je me souviens que dans mon enfance et
mon adolescence il était souvent question de conflit de générations | que dans mon adolescence on disait qu’il ne serait pas possible de payer nos retraites | qu’une de mes tantes a refusé d’habiter rue des harengs — le genre de considération que mon père avait beaucoup de mal à comprendre, et même admettre | que le dimanche après-midi, après avoir déjeuné chez mon oncle et ma tante à Saint-Sébastien sur Loire, nous descendions en bordure du fleuve vers les pas enchantés | du décalage entre le nom du lieu et sa réalité, un axe sur lequel les voitures fonçaient à toute allure | je me souviens qu’il existait des cassettes de 120 minutes, mais qu’elles me paraissaient moins fiables, leur bande magnétique plus susceptible de se détendre et de s’emmêler autour de la
tête de lecture | que je nettoyais la tête de lecture de mon magnétophone avec un coton tige imbibé d’alcool à 90 | je me souviens de Pierrot, tailleur de pierre reconverti dans les décors en stuc du parc Astérix, du récit qu’il faisait des journées passées enfermé avec bouteille de gin et shooteuse, de sa sortie de l’appartement une fois la semaine pour aller se ravitailler, et du jour où se regardant dans la glace il n’a pas reconnu le gars d’une trentaine de kilos qui lui faisait face — c’est ce jour-là qu’il a décidé de décrocher | je me souviens m’être dit récemment que cette série est comme une sorte de tombeau pour ceux que je porte | je me souviens de l’appartement que j’habitais dans le centre d’Orléans, de la sonnette sur laquelle ne devait pas figurer mon nom pour cause de loyer payé au black | des rideaux grisâtres que j’avais remisés dans un placard, et qui longtemps pour moi ont symbolisé l’âme de cette ville | dans le premier appartement que j’ai occupé à Orléans, de cette fille qui avait sonné à l’interphone, et à qui j’avais ouvert — je n’avais aucunement l’intention de lui acheter un des bouquins de droit pour lesquels elle faisait du porte à porte : je lui avais ouvert pour sa présence — c’était l’époque où parfois, dans mes carnets, je notais que la seule personne à qui j’avais adressé la parole était la boulangère | je me souviens de mon arrivée à Orléans avec seulement un sac à dos — je dormais à l’auberge de jeunesse, je n’étais vraiment pas très sûr de vouloir m’engager dans ce qu’on appelait la vie active | que je me suis rappelé des trucs que je n’ai pas notés tout de suite et dont je ne me souviens plus —
du moins pour l’instant | de la machine à écrire Olympia de ma tante — elle était grise, et on plaçait en dessous un tapis composé d’une sorte de mousse | du ruban rouge et noir et de la méthode pour apprendre à taper avec tous les doigts | du ding qui retentissait en bout de ligne | de l’importance que ça avait de voir ce qu’on avait écrit sous la forme de lettres d’imprimerie, jusqu’à en changer ma graphie pour que mes lignes ressemblent davantage à la page d’un livre | du cahier dans lequel j’écrivais après les cours au lycée, assis dans ma chambre derrière le bureau en pin — après tout Rimbaud lui aussi avait utilisé des cahiers | des carnets à spirales que je gardais toujours dans ma poche pour y noter tout ce qui me passait par la tête : des jeux de mots, des bribes de scénarios, des bouts de phrases que je croyais poétiques — tout un tas de projets, un vrai fatras, et puis quelques descriptions aussi, et beaucoup de
paroles entendues — il me semble que j’étais alors davantage animé par le désir de saisir la vie, plutôt que d’y participer : l’écriture était une sorte d’ersatz | je me souviens de la conversation que j’ai eue avec toi au comptoir du café du commerce rue Montorgueil à Paris, de la nécessité de se jeter dans le possible, dans l’inconnu — à l’époque, j’ai peut-être dit le vide — il y était question d’être à hauteur de la vie, et d’amour aussi

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